Les repas copieux du réveillon et du jour de Noël, précédés par des jours et des jours d’indigestion et de satiété psychiques à force de subir partout le choc des vitrines, des étals et autres exhibitions de luxuriance… cela laisse des séquelles.
Mais dans notre société de consommation, à tout embarras – autre que la pauvreté – sa solution. Et depuis plusieurs semaines, les pharmaciens ont prépositionné devant le comptoir les produits qu’il nous faut pour les matins nauséeux du 26 décembre et du 2 janvier : c’est qu’eux aussi vont faire sur cette période une bonne part de leur chiffre d’affaire annuel, ah mais Homais !
Pour les défiants de la chimie pharmaceutique, il y a les remèdes de grand-mère : • en France, boire du jus de citron, des tisanes • en Pologne, du jus de cornichons marinés • en Allemagne, ingérer des rollmops • au Pérou, avaler du jus de citron agrémenté de déchets de poisson, d’ail et de gingembre • aux USA, ce sera un cocktail d’œuf cru, Worcestershire sauce, Tabasco, sel et poivre • en Mongolie, gober des yeux de moutons dans du jus de tomate…
Moi j’ai trouvé depuis quelques années – quelques années seulement – un remède assez bon marché, exempt d’effets secondaires, naturel, sans danger organique, réutilisable et donc durable : le livre. Quelques lectures choisies pour leur effet dépuratif et détoxifiant.
Cette année je m’étais préparé sur une étagère du François Cheng et du George Steiner. Je les fréquente depuis longtemps, j’ai donc leur œuvre à peu près complète dans ma bibliothèque ; mais comme il ne faut pas combattre un excès par un autre, j’avais pris soin de sélectionner deux petites doses de chaque, deux livres courts et faciles à lire :
De François Cheng j’avais réservé sa dernière publication : Assise – Une rencontre inattendue. Elle raconte la fascination éprouvée par l’auteur depuis 1961 pour la ville italienne d’Assise, celle de saint François. Ce lieu donna à Cheng la stabilité, un sens à sa vie et un prénom : dix ans plus tard, à sa naturalisation il choisira François en hommage à « ce frère universel ».
Ce qu’il y a de bien avec Cheng le catholique, Cheng le mystique, c’est que sa vérité est exposée en termes de philosophie universelle et que donc le non-croyant que je suis peut y être réceptif, suivre sa pensée, adhérer à sa réflexion sans pour autant consentir à sa foi.
Exemple (p. 37-38) parmi tant d’autres de cette démarche « œcuménique » (je place le mot entre guillemets parce que, faute d’en connaître un plus adapté, je veux là désigner un espace de pensée qui assemblerait non seulement tous les chrétiens, non seulement tous les croyants, mais croyants et non-croyants…), exemple donc de cette neutralité philosophique à propos d’un personnage qui est pourtant au cœur du catholicisme :
« Pour François, la pauvreté n’est nullement une simple acceptation de la misère matérielle ; elle est un engagement dans la donation totale. Il comprit… que c’était là la seule manière pour l’homme de réaliser pleinement les vertus dont il est virtuellement doté… Sa bonté non plus n’est pas tolérance mièvre ni tolérance béate. Elle est d’une terrible exigence…. il faut vaincre en soi… tout calcul, tout préjugé, toute répugnance, toute peur… La joie de François est vraie parce qu’elle a pris en charge les souffrances personnelles et les douleurs du monde. »
Et Cheng de conclure (p. 41) : « Nous sommes très nombreux aujourd’hui… à qualifier François de « grand saint »… Pour ma part, dès que je l’ai connu, je l’ai intuitivement appelé « le Grand Vivant ». Je crois que cette appellation dépeint plus justement ce qui constitue sa singularité. »
De George Steiner je venais d’acheter Un long samedi, dialogue avec Laure Adler. Ce qui m’est agréable avec Steiner c’est que je suis pratiquement d’accord avec toutes ses idées, du moins celles que je comprends. Et je me surprends parfois à penser, vanité délicieuse, que c’est lui qui pense comme moi !
Si vous ne deviez lire qu’un Steiner, lisez celui-ci tant il est clair, facile et résume bien l’état actuel de sa réflexion sur certaines grandes questions contemporaines : l’antisémitisme dans la vie sociale, la culture et la barbarie, la musique et les mathématiques, les langues et la sexualité, la poésie, les femmes et la créativité, la psychanalyse et la philosophie, et pour finir l’euthanasie.
Et sur ces sujets, quel plaisir de voir une pensée indépendante à l’œuvre, hors des dogmes et sentiers balisés, qui se méfie comme de la peste des préjugés, du conformisme et des stupidités qui parviennent parfois à s’exprimer même sous la voix ou la plume de très grands hommes. Quelle leçon de lucidité !
26 décembre 2014