2025 01 26 : José de Ribera, la sombre force qu’il fallait

J’en reviens et j’y retournerai une fois, deux fois peut-être, tant la fascination que j’ai éprouvée fut puissante ; et j’encourage celles et ceux qui me lisent à la visiter sans faute, cette magnifique exposition comme on en voit une fois l’an peut-être à Paris : j’évoque bien sûr celle qui se tient au Petit Palais jusqu’au 23 février 2025 qui s’intitule Ribera, Ténèbres et lumière (et le choix du pluriel et du singulier n’est pas anodin, vous le constaterez).

Sur la vie et l’œuvre de José de Ribera vous saurez tout, tout, tout, en consultant votre indispensable Wikipédia ; et en l’occurrence l’article qui lui est consacré est superbement complet et, ce qui n’est pas toujours le cas, magnifiquement illustré.

Né en janvier 1591 à Valence en Espagne et mort en septembre 1652 à Naples, ville alors espagnole, Ribera fut un peintre et graveur de l’époque baroque. Dans la suite de son aîné Le Caravage il prolongea le courant pictural appelé le ténébrisme, en y accentuant fortement la représentation violente et brutale de la réalité, sans esquiver les détails épidermiques, anatomiques et psychiques des personnages.

La présente exposition présente plus d’une centaine d’œuvres du Spagnoletto et sans doute presque toutes ses œuvres majeures.

Quant à moi, plutôt que de hasarder ici une mauvaise paraphrase de l’excellent article de Wikipédia ou ânonner les impressions ressenties par le rudimentaire esthète que je suis, je me suis précipité sur ma bible, je veux dire sur l’Histoire de l’art d’Elie Faure, publiée en 1921, et j’y ai trouvé une si puissante évocation de Ribera que je la reproduit in extenso :

En tous cas , les premiers tableaux de Velázquez, presque tous ceux de Zurbaran portent l’empreinte de la science qui définit Ribera et dont Martinez Montanez, à l’époque où ils étudiaient à Séville, donnait lui aussi de si probes exemples dans ses statues de bois peint qui renouaient le vieil art des sculpteurs d’Espagne en empruntant au drame chrétien les éléments du naturalisme tragique dont elles expriment le besoin. Le réalisme impitoyable de l’Espagne a traversé de part en part la fiction catholique pour aller chercher derrière elle ce qu’il y a dans la vie de plus âpre et de plus nu. Le catholicisme n’est pas chez elle comme en Italie un système politique, une discipline esthétique et morale comme en France, c’est une réalité étroite que l’existence quotidienne reproduit. La légende sainte est de l’histoire, de l’histoire actuelle. La vierge est une femme du peuple avec un enfant sale dans les bras, la Madeleine une fille crasseuse, flétrie par la débauche et le malheur. Ils ont tous vu crucifier ou brûler l’hérétique, ils ont flairé le sang des bêtes que boit le sable ardent. Ils ont suivi aux traces rouges les charrettes nauséabondes qui portent hors de l’arène des chevaux morts. Le saint se manifeste à l’Espagnol sous l’apparence du mendiant, de l’estropié, de l’aveugle aux yeux pleins de mouches. Les plaies du malade, la charogne qui sèche ou pourrit au soleil, la mule crevée qu’un pied bot écorche, le nain, l’idiot, l’infirme, ce qu’il y a de plus laid et de plus terrible sur terre est le spectacle où s’alimente l’âme assoiffée d’obéissance au sinistre destin. Encore aujourd’hui, dans certains villages, les paysans descendent de sa croix le Christ de bois de leur calvaire et des flagellants prient et hurlent et tombent à genoux autour. On porte par les rues des cadavres de cire couchés dans des cercueils ouverts. On accroche dans les chapelles des crucifiés recouverts de peau et de poils humains. Valdés Léal, le peintre de Cordoue, a peint des bières éventrées, des évêques morts que les vers mangent et qui fermentent dans la pourpre, des harmonies rutilantes dans la nuit fétide d’un caveau.

C’est pour avoir la sombre force qu’il faut pour dire tout cela que José Ribera partit jeune pour l’Italie, y mena une vie misérable, assassina peut-être, triompha, et apprit opiniâtrement à suivre le jeu des fibres musculaires, la tension des aponévroses, des tendons près de craquer, des ossatures apparentes sous la peau morte ou desséchée. C’est pour mieux faire éclater dans la lumière dramatique les saillies et les contractures imprimées par la douleur aux membres amaigris, aux torses creux, aux mentons ravagés, qu’il demanda à Caravage comment il rejetait dans l’ombre opaque tout ce qui n’exprimait pas l’extase ou le désespoir. Ses ascètes sont couverts de fange et de poussière. Il met à accomplir son œuvre la cruauté de ses bourreaux, l’obstination de ses martyrs, cette soif de réalité qui fait des uns et des autres des frères . On ne peut lui reprocher ses muscles trop impeccables, parce qu’ils vont se rompre sur la roue ou s’affaissent après avoir été rompus . On lui pardonne ses fonds bitumineux et noirs parce que quelquefois il les déchire pour y faire apparaître des ciels puissants où traînent des nuages solidement modelés.

Jose de Ribera autoportrait

Il ne faut voir ces doigts rugueux et ces jointures noueuses, ces barbes souillées, ces visages malpropres, ces rides, ces dents déchaussées, ces yeux larmoyants et rougis que pour la volonté impitoyable qu’ils expriment de donner à la vie tragique et à la mort leur aspect le plus dépouillé. Quand on regarde longuement, on voit surgir du fond de l’ombre rousse, comme des fruits mûrissants, de tendres visages de femmes déjà caressés de cette condensation d’ambre, d’argent et de perle qui pénètre les chairs avec Velázquez et Goya et à qui Murillo substitue la poudre, le fard et la vapeur d’encens. Peut- être eût-il dû vivre loin de l’Ecole, dans son Espagne valencienne où les palmiers et les buissons d’orange versent une ombre plus chaude et plus lourde et plus odorante qu’ailleurs. Mais sans doute alors n’eût-il pas fourni aux maîtres d’Andalousie et de Castille la charpente dure et ferme qui s’offre de temps à autre pour supporter leurs édifices miraculeux et vacillants. [1]

26 janvier 2025

[1] Elie Faure, Histoire de l’art – L’art moderne I, éditions Folio essais 2005, page 156

José de Ribera – Vénus et Adonis 1637 Palais Corsini Rome

José de Ribera – un mendiant

José de Ribera – Tête de st Jean Baptiste 1646 musée Filangieri Naples

José de Ribera – St Sébastien 1651 musée San Martino Naples

José de Ribera – St Jérôme et l’ange du Jugement 1626 musée de Capodimonte Naples

José de Ribera – St Jérome 1634 musée Thyssen Bornemisza Madrid

José de Ribera – St André

José de Ribera – Silène ivre musée de Capodimonte Naples

José de Ribera – Sens de l’odorat

José de Ribera – Le Supplice de Marsyas 1637 musée de Capodimonte Naples

José de Ribera – le reniement de saint Pierre

José de Ribera – Le Pied bot 1642 musée du Louvre

José de Ribera – Le Philosophe Dioscoride

José de Ribera – Le martyre de saint Barthélémy 1644 (détail) – Barcelone musée Nacional

José de Ribera – le jugement de Salomon

José de Ribera – Le couronnement des épines

José de Ribera – La Mise au tombeau – musée du Louvre

José de Ribera – La fille au tambourin L’ouïe 1637 Laing Art Gallery Newcastle

José de Ribera – La Femme à barbe 1631 musée du Prado Madrid