Spleen et idéal : XLVIII – LE FLACON

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l’Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers [1] dormaient, chrysalides [2] funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or [3].

Voilà le souvenir enivrant qui voltige
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes [4] humains ;

Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire [5],
Où, Lazare [6] odorant déchirant son suaire [7],
Se meut dans son réveil le cadavre spectral [8]
D’un vieil amour ranci [9], charmant et sépulcral [10] .

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire [11]
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit [12], poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence [13] !
Le témoin de ta force et de ta virulence [14],
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur !

Léo Ferré 1967

Georges Chelon 1997

Apollonie Sabatier, par Ernest Meissonier, 1853

Baudelaire et Apollonie Sabatier, par Thomas Couture 1850, Musée d’Art Roger-Quilliot, Clermont-Ferrand

Poème dédié sans doute à Apollonie Sabatier.
[1] Archaïsme pour pensées.
[2] Forme que prennent des insectes pour passer de l’état de chenille à celui de papillon.
[3] Tissé avec des fils d’or.
[4] Émanations provenant de substances organiques : effluves de certaines maladies contagieuses.
[5] Ancien d’au moins un siècle.
[6] Dans l’Évangile selon Jean, Lazare, mort depuis quatre jours, sort vivant de la tombe sur ordre de Jésus.
[7] Linceul.
[8] Qui a le caractère d’un fantôme, qui ressemble à un fantôme.
[9] Devenu rance, périmé, avarié.
[10] Qui a l’apparence de la mort.
[11] Ici au sens de : souvenir.
[12] Altéré, dégradé par l’usure de l’âge.
[13] Par extension de peste : odeur infecte.
[14] Violence d’une maladie ou d’un caractère.