Spleen et idéal : LVIII – CHANSON D’APRÈS-MIDI

Quoique tes sourcils méchants
Te donnent un air étrange
Qui n’est pas celui d’un ange,
Sorcière aux yeux alléchants,

Je t’adore, ô ma frivole [1],
Ma terrible passion !
Avec la dévotion [2]
Du prêtre pour son idole.

Le désert et la forêt
Embaument tes tresses rudes,
Ta tête a les attitudes
De l’énigme et du secret.

Sur ta chair le parfum rôde
Comme autour d’un encensoir [3] ;
Tu charmes [4] comme le soir,
Nymphe [5] ténébreuse et chaude.

Ah ! les philtres [6] les plus forts
Ne valent pas ta paresse,
Et tu connais la caresse
Qui fait revivre les morts !

Tes hanches sont amoureuses
De ton dos et de tes seins,
Et tu ravis les coussins
Par tes poses langoureuses [7].

Quelquefois, pour apaiser
Ta rage mystérieuse,
Tu prodigues [8], sérieuse,
La morsure et le baiser ;

Tu me déchires, ma brune,
Avec un rire moqueur,
Et puis tu mets sur mon cœur
Ton œil doux comme la lune.

Sous tes souliers de satin,
Sous tes charmants pieds de soie,
Moi, je mets ma grande joie,
Mon génie et mon destin,

Mon âme par toi guérie,
Par toi, lumière et couleur !
Explosion de chaleur
Dans ma noire Sibérie [9] !

Lecteur audio

Georges Chelon 1997

[1] Qui ne se plaît qu’aux choses légères et sans importance.
[2] Pratique intense des prières et rites religieux.
[3] Objet liturgique dans lequel on brûle l’encens.
[4] Au sens de : tu jettes un enchantement.
[5] Mythologie gréco-latine : divinité des fleuves, des bois, des montagnes- par extension en poésie :jeune femme belle et bien faite.
[6] Breuvages préparés selon les règles de la magie ou de la sorcellerie, destinés à inspirer l’amour.
[7] Qui expriment l’abandon, la langueur d’une passion amoureuse.
[8] Donnes sans mesure.
[9] Ici au sens figuré : dans ma situation sombre et glaciale.