Cinquante années durant, j’ai lu Le Monde.
Dans les années 60, je dévorais avec la passion du néophyte ce quotidien que mon abonné de père me passait après l’avoir lu ; la télévision était alors un organe d’Etat et je savais qu’il ne fallait pas en attendre des informations trop dérangeantes.
Ensuite, j’ai lu le quotidien du soir avec admiration pour ses articles précis, ses dossiers tellement complets, à une époque où il n’y avait pas Internet et où des hebdomadaires s’érigeaient présomptueusement en directeurs de nos consciences sans veiller aussi scrupuleusement à l’exactitude factuelle.
Puis avec amusement souvent, agacement parfois, en constatant comment les choix politiques du Monde ‑ car il avait ses partis-pris évidemment ‑ même quand ils coïncidaient avec les miens, m’écœuraient un peu d’être doucettement enrobés d’une « objectivité » qui faisait ressembler certains de ses éditos à des rahat-loukoums.
Avec tristesse enfin quand j’ai vu ce quotidien dégringoler la pente, avec la valse de ses directeurs, vers la banalité d’autres journaux, leurs à-peu-près, leurs erreurs, leurs œillères…
Et donc un jour, il y a quelques années, j’ai résilié mon abonnement : agacement et tristesse avaient cédé la place à la consternation.
Depuis lors, je compulse encore Le Monde à l’occasion d’un voyage en TGV car à tout prendre je préfère nostalgiquement ce journal aux autres feuilles distribuées gratuitement par la SNCF.
Ce qui me permit, la semaine dernière, de constater que le journal d’Hubert Beuve-Méry et de Jacques Fauvet pataugeait désormais dans le ridicule.
C’était dans M Le magazine du Monde, en date du 7 mars, rubrique Styles, sous-rubrique Gastronomie.
Là, un très amusant papier de Mme Camille Labro s’extasiait sur l’anticonformisme époustouflant d’une nommée Li Edelkoort présentée comme « chasseuse de tendance ». Si nous n’étions en mars, mois du féminisme triomphant, j’oserais évoquer les Femmes savantes… Mais, chut ! Je vous laisse juge :
La chasseresse expose qu’il y a 15 ans elle allait souvent déjeuner avec un collègue et qu’alors ils commandaient toujours un petit pot de caviar et des sardines en boîte accompagnés de tartines. Et ils partageaient. « Nous trouvions que c’était un équilibre subtil, une égalité inégale, des saveurs sur la même longueur d’onde. Avec le pain tartiné de beurre demi-sel, un parfait délice. »
Jusque-là, bon, tous les goûts sont dans la nature et toutes les sapidités sont éligibles aux papilles ; moi je n’ai pas essayé, je ne vais donc ni applaudir ni dénigrer.
Mais là où les bas deviennent un peu bleus, les précieuses un peu ridicules et les Marie un peu Chantal, c’est dans la réflexion philosophique qui s’ensuit. Car la bouche à peine rincée (elle ne nous précise pas avec quel délicat nectar) voici sa digression digestive ; qu’on excuse la longueur mais il faut citer in extenso la pédanterie qui narcissise :
« Cela peut sembler décadent ou, au contraire, très raisonnable : car c’est une certaine philosophie du luxe, un petit peu de caviar pour beaucoup de sardines, le prix bas de l’un absorbe le prix élevé de l’autre et, finalement, cela devient un petit luxe abordable. Il y a quelque chose de très beau dans ce contraste entre le plus populaire et le plus élitiste, le plus modeste et le plus opulent.
Aujourd’hui, cette envie d’hybrider des choses qui ne semblent a priori pas compatibles est partout, dans l’univers de la mode comme dans notre quotidien : l’homme et la femme, la lumière et l’obscurité, le doux et le dur, l’artificiel et le naturel… Il y a cette tendance à confronter et à associer des éléments opposés pour ne faire qu’un, et sortir des mécanismes de la pensée binaire. »
Chouette ! Finie la lutte des classes binaires ! Puisqu’il s’agit de réconcilier le prolo et le Bernard Arnaud [1] alors la méthode proposée par Diane Edelkoort est irrésistible !
Mais vous n’en avez pas fini avec le cours magistral, car la coach Li Edelkoort, comme trop souvent hélas les consultants-formateurs-mentors, est quelque peu longuette et lourdingue dans sa démonstration :
« J’aime recevoir et je fais régulièrement des dîners chez moi. Il y a quelques années, dans ma maison en Normandie (une faute, ça, de préciser Normandie : Creuse ou Corrèze aurait fait plus peuple) j’ai eu envie de réaliser un menu autour de cette dualité. Tout le repas s’articulait autour de cette idée. J’ai d’abord servi des petites sardines, puis du caviar. Du radis noir et du jambon ibérique, des pommes de terre et de la truffe, des navets et des petits pois, etc.
Et comme je voulais aussi changer la dynamique du repas, j’ai décidé de séparer les hommes et les femmes. J’ai fait une table élégante pour les femmes, avec cristal et porcelaine, et une table plus rustique pour les hommes.
Très vite, les gens ont compris qu’ils étaient entre eux et se sont sentis soulagés, détendus. La soirée a été mémorable. J’ai fait un grand discours sur la célébration du simple, du sobre et de l’exquis, mais aussi du contraste et de l’hybridation de nos vies. C’est dans ces oppositions essentielles qu’ont lieu les changements, l’innovation, l’évolution. La cuisine, la nourriture, c’est un terrain propice à toutes ces observations, car cela remplit presque toutes les cases de ce que c’est qu’être humain. Cela parle de survie, mais aussi de sensualité, de créativité, de dépassement de soi, de concentration, de satisfaction, d’égalité, d’amitié, de mélanges. Il y a encore tant à découvrir dans ces domaines ! »
Yaooouh Waou ! Woua ! J’ai failli en pleurer.
Non pas d’admiration pour la prose de Li Edelkoort mais du regret de n’avoir pas été convié à cette mémorable bombance de l’entre-soi, avec caviar, truffe, pata negra, confrontés aux sardines, patates, navets et les collisions de saveurs en résultant ; tandis que l’autre opposition, celle des idées politiques, sociales ou doctrinales, est morte et qu’il faut donc nous résigner à parler de survie.
Oh qu’il devait être fascinant ce discours de l’ArteMiss, chasseuse au crépuscule dans le bocage normand. Pour accentuer le dépassement de soi, de moi-même en tout cas, j’aurais alors volontiers sonné le cor pour l’hallali d’Attali. Ah là là qu’ai-je loupé, las, las, las !
J’eusse été à la table des hommes bien sûr, puisque tel est mon sexe constitutivement inné et constitutionnellement revendiqué (mais pas constamment exhibé, je vous rassure). J’eusse été d’ailleurs à ma place, rustique entre les rustiques. Et même un peu rustre pour forcer le contraste et brasser le mélange : j’aurais essuyé mes doigts moelleusement ensardinés à l’ourlet de la belle nappe damassée ; voire même un peu roté dans le style sobre et exquis qui plaît tant au Monde d’aujourd’hui…
14 mars 2018
[1] 4ème fortune mondiale avec 72,2 milliards de dollars, soit 2 148 810 salaires annuels moyens de cheminot ; je dis ça pour les ignares qui n’allument leur télé que pour Cyril Hanouna.