Spleen et idéal : XXIII – LA CHEVELURE

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure [1] !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir [2] !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve [3] obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse [4] Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève [5] !
Tu contiens, mer d’ébène [6], un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes [7] et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
À grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire [8],
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire [9]
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse !
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon [10] de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc [11] et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits [12] le vin du souvenir ?

Georges Chelon 1997

Jeanne Duval, photo par Félix Nadar

[1] Ici sans doute au sens familier : le décolleté d’une femme.
[2] Forme ancienne de nonchalance.
[3] Synonyme ancien de chambre à coucher.
[4] Qui expriment l’abandon, la langueur d’une passion amoureuse (ici au sens figuré).
[5] La vague qui me porte vers vous.
[6] Bois exotique de couleur très sombre.
[7] Drapeau ou oriflamme sur un bateau.
[8] Etoffe ayant un éclat changeant, une apparence ondée et chatoyante.
[9] Au sens de : lumière.
[10] Au sens de : tente.
[11] Liquide odorant sécrété par divers mammifères ; le musc du porte-musc est recherché en parfumerie.
[12] Au sens ancien de ce qu’on avale d’une seule haleine, d’une seule inspiration.