Spleen et idéal : XLV – CONFESSION

Une fois, une seule, aimable et douce femme,
À mon bras votre bras poli [1]
S’appuya (sur le fond ténébreux de mon âme
Ce souvenir n’est point pâli) ;

Il était tard ; ainsi qu’une médaille neuve
La pleine lune s’étalait,
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,
Sur Paris dormant ruisselait.

Et le long des maisons, sous les portes cochères [2],
Des chats passaient furtivement [3],
L’oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,
Nous accompagnaient lentement.

Tout à coup, au milieu de l’intimité libre
Éclose à la pâle clarté,
De vous, riche et sonore instrument où ne vibre
Que la radieuse gaieté,

De vous, claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare
Dans le matin étincelant,
Une note plaintive, une note bizarre
S’échappa, tout en chancelant

Comme une enfant chétive [4], horrible, sombre, immonde,
Dont sa famille rougirait,
Et qu’elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,
Dans un caveau mise au secret.

Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde [5] :
« Que rien ici-bas n’est certain,
Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde [6],
Se trahit l’égoïsme humain ;

Que c’est un dur métier que d’être belle femme,
Et que c’est le travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme [7]
Dans un sourire machinal ;

Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte ;
Que tout craque, amour et beauté,
Jusqu’à ce que l’Oubli les jette dans sa hotte
Pour les rendre à l’Éternité ! »

J’ai souvent évoqué cette lune enchantée [8],
Ce silence et cette langueur [9],
Et cette confidence horrible chuchotée
Au confessionnal du cœur.

Georges Chelon 1997

Apollonie Sabatier, par Charles Baudelaire, musée du Louvre

Poème adressé par courrier anonyme à Apollonie Sabatier.
CONFESSION Dans la religion catholique, le prêtre entend le pénitent en confession de ses péchés ; ici au sens figuré.
[1] Ici peut-être Baudelaire évoque le double sens de l’adjectif : 1 qui respecte les règles de la politesse – 2 dont la surface est unie, lisse.
[2] Grandes et hautes portes permettant le passage des coches (voitures attelées) dans la cour d’une maison.
[3] Rapidement ou secrètement.
[4] De faible constitution ; d’apparence fragile.
[5] Au sens moins usité de plaintive.
[6] Se farder : se maquiller ; au sens figuré, déguiser sa véritable nature sous une apparence trompeuse.
[7] Au sens de : affiche une extrême émotion.
[8] Au sens de : ensorcelée.
[9] Figuré: affaiblissement moral causé par les fatigues de l’esprit, les peines de l’âme.