Spleen et idéal : LVI – CHANT D’AUTOMNE

I

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours [1].

Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon cœur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud [2] qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier [3] infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? — C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir [4], ni l’âtre [5],
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante [6] ou sœur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !

Georges Chelon 1997

Fauré – C Dubois & T Raës

Fauré – François Le Roux & Jeff Cohen

Fauré – Mary Bevan

Courbet, L’atelier du peintre 1855, musée du Louvre

Courbet, L’atelier du peintre, 1855 musée du Louvre (détail : Jeanne Duval et Charles Baudelaire)

Baudelaire évoque sa maîtresse ou muse platonique Marie Daubrun.
[1] Les bûches que le livreur jette au sol pour qu’elles soient mises réserve pour se chauffer l’hiver.
[2] Plancher élevé pour l’exposition ou l’exécution des criminels.
[3] Dans l’Antiquité et au Moyen-Age : machine de guerre dont l’extrémité en forme de tête de bélier servait à percer ou effondrer les fortifications.
[4] Cabinet élégant attenant à l’appartement d’une dame.
[5] Foyer d’une cheminée à feu de bois.
[6] Au sens ancien de amoureuse.