Spleen et idéal : LII – LE BEAU NAVIRE

Je veux te raconter, ô molle enchanteresse [1] !
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;
Je veux te peindre ta beauté,
Où l’enfance s’allie à la maturité.

Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile [2], et va roulant
Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
Ta tête se pavane [3] avec d’étranges grâces ;
D’un air placide [4] et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;
Je veux te peindre ta beauté,
Où l’enfance s’allie à la maturité.

Ta gorge [5] qui s’avance et qui pousse la moire [6],
Ta gorge triomphante est une belle armoire
Dont les panneaux bombés et clairs
Comme les boucliers accrochent des éclairs ;

Boucliers provoquants [7], armés de pointes roses !
Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,
De vins, de parfums, de liqueurs
Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs !

Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large,
Chargé de toile, et va roulant
Suivant un rhythme doux, et paresseux, et lent.

Tes nobles jambes, sous les volants [8] qu’elles chassent,
Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,
Comme deux sorcières qui font
Tourner un philtre [9] noir dans un vase profond.

Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules [10],
Sont des boas luisants les solides émules [11],
Faits pour serrer obstinément,
Comme pour l’imprimer dans ton cœur, ton amant.

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
Ta tête se pavane avec d’étranges grâces ;
D’un air placide et triomphant
Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

Georges Chelon 1997

Marie Daubrun, photo par Etienne Carjat

[1] Baudelaire s’adresse, sans la nommer, à sa maîtresse ou muse platonique Marie Daubrun.
[2] Ayant déployé beaucoup de voiles.
[3] Se présente avec ostentation.
[4] Qui garde son calme et sa douceur.
[5] Les seins d’une femme.
[6] Etoffes de soie, de laine, de coton ou de lin, d’une apparence ondée et chatoyante.
[7] Lire provocants.
[8] En couture, bandes de tissu rapporté qui, froncées, plissées ou à plat et évasées, servent de garniture.
[9] Breuvage préparé selon les règles de la magie ou de la sorcellerie, destiné à inspirer l’amour.
[10] Antonomase du demi-dieu de la mythologie romaine, fils de Jupiter, symbole de la force physique.
[11] Rivaux : selon la mythologie romaine, Hercule enfant avait étouffé des serpents.