Voici un roman lamentable : on y suit le parcours désastreux d’une femme qui s’est livrée, sans le savoir, sans le vouloir, sans réfléchir, à un pervers peut-être narcissique en tout cas toxique, qui progressivement exerce sur elle son empire, son emprise.
Voici un roman sinistre, car l’histoire nous est racontée par la fille de la victime : sept ans, l’âge de la joie et de l’optimisme, donc la petite ne mesure pas, ou ne nous dit pas, en tout cas pas tout de suite, le lent étouffement de sa maman dans cette toile d’araignée monstrueuse, proie facile car bien souvent consentante. Le malaise de la gamine ne s’installe que progressivement ; elle décrit avec ses mots à elle cet homme qui a vidé sa mère de sa personnalité propre pour habiter son corps, y installer son ego comme dans un cauchemar. Quelques notations pourtant lui viennent sur ce tortionnaire, d’une justesse absolue : « J’ai compris ce qui s’est passé. Il ne peut pas avoir accès à ce qu’il doit corriger en lui, alors il reprend les autres, il les note ».
Voici un roman ; purement imaginaire ou autobiographique ? Je n’ai pas cherché à le savoir, je n’ai pas fouiné sur internet pour connaître la vie de l’autrice Claire Castillon, je déteste les biographiques indiscrètes ou impudiques.
L’idée m’en a effleuré à plusieurs reprises, car ce qui est fascinant dans ce travail d’écriture c’est la justesse de description des attitudes, des comportements, des propos du pervers. Ce n’est donc pas vécu, parce que la romancière a mené l’énorme travail préalable auquel tout auteur qui se respecte et respecte le lecteur doit s’astreindre : se documenter, connaître à fond la littérature scientifique et les témoignages accessibles sur le sujet qu’il va nous peindre. A cet égard c’est une réussite sidérante : je croyais entendre les récits, les mots exactement rapportés de femmes que j’ai entendues ou interviewées dans mon activité médico-sociale passée.
Voici donc un roman magnifiquement écrit, parce qu’il ne suffisait pas de collectionner des propos de victimes recueillis çà et là, encore fallait-il les insérer dans un déroulement implacable ; et c’est mené avec une remarquable finesse psychologique.
Voici un roman qui ‑ cela me semble sa toute première qualité – ne nous fait pas verser dans un sentimentalisme style XX, YY, ZZ (non je ne citerai pas ces écrivaillons qui ne le méritent pas), ne provoque pas en nous une scandalisation vertueuse, tellement bien portée de nos jours à tout propos et pour toute question « de société » : car l’indignation facile nous dispense d’une réflexion profonde et responsable. A chaque page on serait tenté de hurler « quel salaud, tyrannique, menteur, fainéant, pervers, voleur, bonimenteur, glaçant, nocif… » et ma provision de qualificatifs est loin d’être épuisée. Mais non : c’est un malade tout simplement, nous sommes confrontés à un cas typique de pathologie lourde, incurable, délétère… et contagieuse ?
6 septembre 2021
PS : En bonus, lisez dans le numéro 650 de la nrf qui vient de paraître, un bref récit (imaginaire) dans lequel Claire Castillon (pardon : un personnage féminin) s’efforce de détourner l’attention de sa petite fille de la vision d’un « accident de voyageur » comme dit Île-de-France Mobilités lorsqu’un voyageur s’est jeté sous un train ; la fillette (imaginée) n’est pas totalement dupe. Le même talent narratif sobre et puissant que dans ses romans… 10 septembre 2021