2019 11 29 : Dany-Robert Dufour décode Jupiter

Je ne vais pas énumérer ici les proclamés philosophes bouffons, cauteleux ou caractériels, gondoliers de supermarchés, attractions de foires télévisuelles, animateurs de croisières sénescentes… ce serait long. Mais Dany-Robert Dufour est à mon sens le plus lucide des philosophes français actuels que je connaisse. Il a publié plus de vingt ouvrages.

Commencez par exemple avec Les mystères de la trinité, qui date de 1990. Quand vous l’aurez lu vous voudrez lire les autres. La compréhension de cet essai nécessite pourtant une attention soutenue : Dufour y réfléchit sur les différences entre les systèmes trinitaires classiques (avec le « je » le « tu » et le « il ») et les systèmes binaires actuels, ceux de l’informatique. Il expose que la lutte entre le trinitaire et le binaire s’exacerbe car nous sommes depuis 50 ans dans une phase de binarisation (ou numérisation) du monde. L’intelligence artificielle commence à parler voire décider à notre place, au détriment du sujet et amplifie une crise sans précédent du lien social.

Son dernier essai, publié il y a quelques semaines : Baise ton prochain, est ainsi titré parce que son propos est de dévoiler le lien social pervers qui s’est installé puis pérennisé avec le capitalisme libéral.

Le projet en fut imaginé il y a plus de deux siècles par un philosophe et médecin, Bernard de Mandeville. Lequel expliquait en 1714, dans son essai Recherches sur l’origine de la vertu morale, qu’il faut confier notre destin aux pires d’entre les hommes, aux pervers, qui veulent toujours plus. Car ce sont eux qui sauront arracher le monde au règne de la nécessité pour le mener vers celui de l’abondance, puisqu’ils feront tout pour que leur richesse s’accroisse et cette prospérité hyperbolique ruissellera sur toute la société. Et d’ajouter que c’était là le véritable dessein de Dieu.

Cette idée apparemment folle de Mandeville, qu’il résumait dans l’aphorisme : « Les vices privés font la vertu publique », fut concrétisée dans la fureur et la violence par le capitalisme dès ses débuts (que l’on songe aux dévastations de l’accumulation primitive et à la ruine délibérée des économies préexistantes).

Le « plan de Dieu » allégué par Mandeville a réussi… en partie : s’il nous a rendus collectivement plus riches (richesse globale multipliée par 10 entre 1700 et 2000), le « ruissellement » fut parcimonieux : les 1 % les plus riches possèdent autant que les 99 % restants ; et récemment on apprenait qu’en France les 0,1% les plus riches, qui disposent d’un revenu mensuel par personne de 22 400 € et d’un patrimoine supérieur à 8 millions, continuent de s’enrichir nettement plus vite que le Français moyen…

Et a réussi…pour l’instant : puisqu’on admet enfin, depuis des années que scientifiques et sociologues le disent, que ce « plan de Dieu » nous offre en perspective rapprochée la destruction des écosystèmes et l’achèvement du massacre mondialisé des diversités culturelles.

Dufour ne déteste pas se faire la main et la plume sur les ridicules de notre monde politique. Sous le pseudonyme ironiquement transparent de Démosthène il écrivit en novembre 2018 Le code Jupiter. La « ruse et la démesure » qui forment sous-titre concernent évidemment notre président jovien.

A ce moment-là, ni sa ruse ni sa démesure n’étaient encore apparues au grand jour, c’était avant que le mouvement des Gilets jaunes et la protestation contre le projet de réforme des retraites n’en démasquent l’imposture.

Depuis, des livres sur Emmanuel Macron il s’en est publié près d’une centaine ; de ceux que j’ai lus, celui-ci reste le plus intelligent ; ses dernières pages suggèrent un épilogue cataclysmal qui pourrait bien n’être pas de pure fiction…

29 novembre 2019