Elles deviennent rares les intelligences subtiles et nuancées. Alors quel plaisir de lire une pensée indépendante, hors des dogmes et sentiers balisés. Il faut tout lire de George Steiner. Enfin moi je n’ai pas lu tout de lui ; mais selon mon temps disponible, car son œuvre est abondante (environ 40 livres sans compter ses innombrables articles de presse) ; et … selon ma comprenance limitée, car son propos s’élève souvent aux cimes de la pensée même s’il est toujours intelligible.
Quelles leçons de lucidité sur une foule de grandes questions contemporaines : l’antisémitisme et la vie sociale, la culture et la barbarie, la musique et les mathématiques, les langues et la sexualité, la poésie et la sensation, l’amitié et l’amour, les femmes et la créativité, la psychanalyse et la philosophie, la vie et la mort, et donc pour finir l’euthanasie.
On comprendra qu’il n‘est ici pas possible de résumer sa pensée en quelques pages et je souhaite courage et chance à la personne qui s’attachera à peaufiner la page Wikipédia de George Steiner.
Steiner est né en France en 1928, on l’ignore souvent car il est connu pour être un penseur anglo-américain. Il est de père Tchécoslovaque et de mère Autrichienne, il épousa une Américaine d’origine lituanienne : une gifle, car il en faut toujours de magistrales, aux crapules qui dénoncent les migrants et les brassages de nationalités.
Relisant hier quelques-unes des 1 000 pages que le superbe Quarto de Gallimard consacre à ses Œuvres, je fus impressionné plus qu’auparavant par son analyse de l’antisémitisme. Lui qui échappa à quelques mois près à la déportation et donc à la Shoah, lui qui décrivit dans des pages terribles le cauchemar épouvantable qu’Hitler fit subir aux Juifs (quelle réfutation des abjects négationnistes !), lui qui écrivit souvent et longuement sur l’apport de la judéité à la culture, à la littérature, à l’art, aux sciences, il rappelait textes bibliques à l’appui que le fondement historique du judaïsme est dans l’errance, « l’éternelle nécessité pour Abraham d’abandonner sa tente pour rejoindre la route », et pour cela il était antisionniste, répudiant l’État d’Israël comme contraire à cette loi de l’« extraterritorialité ontologique ».
J’y repensait irrépressiblement l’autre matin en entendant des extraits de l’allocution que notre bouffon présidentiel aussi prétentieux qu’ignare avait ânonnée la veille au soir, bredouillant que « L’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme… l’antisionisme est la forme réinventée de l’antisémitisme ». Mais ce théâtreux stupide a une légère excuse : c’était au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France ; et aux dîners du CRIF nombre de nos politiques serviles, croyant honorer notre communauté juive, ont l’habitude de tenir des discours d’une complaisance imbécile.
Steiner, qui faillit être victime de la folie antisémite d’Hitler, savait cependant, et c’est pour le moins surprenant, entretenir des relations intellectuelles voire amicales avec des personnages qui avaient été violemment anti-juifs : comme Lucien Rebatet, écrivain et journaliste condamné à mort puis gracié à la Libération ; ou Pierre Boutang, écrivain et poète. Quelle tolérance ! J’en suis bien incapable, moi qui n’ai jamais voulu ni pu lire un seul bouquin de Louis-Ferdinand Céline, Pierre Drieu la Rochelle ni Robert Brasillach, malgré le bien presque unanime qu’en ont dit les grands noms de la critique (et la publication des deux premiers dans l’auguste Pléiade) à cause de leur forcenée et publique haine des Juifs.
Donc je dois lire et relire encore George Steiner avant de parvenir à son ouverture d’esprit !
25 février 2019