Edito DH n° 133 juillet-août 2010 : Une faute

Ne croyez pas qu’il soit toujours facile d’être le rédacteur en chef d’un magazine comme celui-ci, même modeste, même bimestriel, même soutenu par des contributeurs pertinents, un dessinateur impertinent et des auteurs coruscants. Ainsi l’été s’écoule, la date du bouclage approche insidieusement… et rien d’important ne survient dans le périmètre de la santé et du social.

In extremis, j’envisageais de me rabattre sur quelques « marronniers », ces thématiques récurrentes qui font le confort sinon la prospérité des hebdos ou mensuels généralistes. Genre Le salaire des cadres, ou Le marché de l’immobilier en PACA, ou Les bonnes tables à Paris, sans oublier les toujours vendeurs Classement des hôpitaux, des facultés, des lycées. Tout sauf Comment feinter l’impôt avec nos conseillers fiscaux, trop brûlant en ce moment. Plus tendance, pour la génération montante : Et Dieu dans tout ça ? ou alors La philosophie au bureau (puisqu’elle n’est plus dans le boudoir…).

Je me résignais donc à disserter sur Loi HPST un an après : pratiquement tous les décrets sont parus … Je me préparais à déplorer, dans un savant balancement, et les millions trop dépensés pour La vaccination loupée contre la grippe À (H1N1), et ceux qui ne le sont toujours pas pour améliorer La prise en charge des personnes âgées dépendantes. J’envisageais de remercier le ciel de nous avoir évité La canicule estivale et Le moustique-tigre et d’avoir inventé la polémique Faut-il ouvrir ou non des salles de shoot [i].

Je soupesais ces thèmes, aucun ne me semblant suffisamment important, aucun surtout ne me paraissant pouvoir nourrir encore quelque propos novateur. La réforme des retraites ? Ah ! Voilà un sujet majeur, mais rien ne pimentera la bagarre avant septembre, et là las ce numéro sera paru…

C’est alors que, par la fenêtre de l’immeuble où je réside à temps choisi et partagé, dans une ville très représentative de la France profonde, je vis passer en majesté toute une famille de Roms.

Chose banale à vrai dire : ils ont, dans cette banlieue très neuf-trois, quelques campements qui voyagent, soit parce que ces gens en sont, du voyage, soit (et plus souvent ces temps-ci) parce qu’on les invite délicatement à voyager, puisque tel est leur destin.

Or donc les concernant, les phrases expéditives entendues quelques jours plus tôt, émanées du « plus haut de l’Etat », comme on dit, me revinrent aussitôt à l’esprit, et avec elles, la honte, à nouveau.

Bien sûr, l’index pointé contre ces va-nu-pieds – un peu voleurs (un policier me disait que c’est sans doute l’un d’eux qui m’a cambriolé l’an dernier), un peu maraudeurs (dans nos hôpitaux quand ils y viennent, mieux vaut garer les consommables non immédiatement nécessaires à leurs soins) et souvent très sales (l’eau n’est pas très courante au bassin de la Maltournée) – est une astuce politique, une diversion d’affaires plus malodorantes et de quelques dossiers socialement lourds…

Mais comment ne pas voir là un signe désolant que notre société (certes comme d’autres en Europe) rétrécit ses principes au lavage de la crise ? Mes parents fêtèrent la Libération sur la musique du manouche Django Reinhardt ; quand j’étais jeune, une voix de velours chantait Mon pote le gitan ; mes enfants fredonnèrent les Gipsy Kings. Notre littérature abonde d’exemples ou de clichés sympas sur les Romanichels ou Bohémiens ; dans les seventies il était chic d’aller rôder son Nikon au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer… Et voici qu’on ramène ces voyageurs à ce qu’ils furent dans des temps anciens, sombres et difficiles : des moins-que-rien, des gens de passage qu’il vaut mieux faire passer plus loin, plus vite, ailleurs …

Quel rapport avec nos questions de santé, diront une fois encore quelques collègues sourds et aveugles aux leçons de l’histoire ? Les mauvaises manières contaminent vite : semez l’exclusion dans la cité, elle gagnera les institutions de soins ; discriminez aux gares et aéroports, bientôt vous trierez au bureau des entrées de nos hôpitaux ; acceptez d’évoquer la question de l’ordre public sous l’angle ethnique, vous vous surprendrez à faire de même pour les pathologies liées aux cultures.

La directrice générale de l’OMS rappelait il y a peu que la ségrégation sociale induit directement une altération de la santé publique. Et puis expliquer la banalisation de la délinquance ordinaire par de telles considérations psycho-sociales, c’est à l’étape suivante appeler à la rescousse la psychiatrie (pardon : la santé mentale) afin qu’en plus de traiter les pathologies lourdes elle soit sommée de médicaliser les déviances sociales, dans un humanisme aux fragrances brejnéviennes postmodernes…

Donc le feuilleton minable de cet été médiocre n’était pas seulement une manœuvre qui va échapper à son instigateur, une habileté tactique de sergent Garcia, mais une faute morale, une faute pour la santé publique aussi, devant laquelle on ne peut rester neutre.

 


[i] (NDLR : ce n’est pas de football dont il s’agit, mais de substances addictives ; aucun rapport ; quoique…)