La Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach est sans aucun doute l’œuvre musicale que j’aurai le plus écoutée de ma vie. Je l’ai découverte un peu tardivement, vers 13 ou 14 ans, dans une interprétation non pas baroque (le retour aux sources du baroque n’avait pas commencé), mais romantique : l’orchestre et les chœurs du Philharmonia de Londres dirigés par Otto Klemperer, avec les plus grandes voix de l’époque : P. Pears, C. Ludwig, D. Fischer-Dieskau, E. Schwarzkoff, N. Gedda et W. Berry.
Cette interprétation même anachronique (n’étant pas musicologue, je l’ignorais à l’époque) me procurait le sentiment d’atteindre pendant deux heures le sommet de la musique et la perfection absolue, une alliance miraculeuse des mélodies, des chœurs, du contrepoint, de l’emploi très savant des timbres instrumentaux et des tessitures vocales, une alternance magistrale entre récitatifs, arias, solos, orchestres et choeurs… Et puis cette mise en scène dramatique et ce scénario tellement modernes que bien des films pouvaient lui envier !
Je me souviens avec amusement que, lorsque mes parents étaient en week-end ou en vacances avec mes sœurs, me laissant donc la maison pour moi seul, au lieu d’en profiter pour organiser boums, agapes, bacchanales voire orgies avec ma bande de potes qui pourtant était prête à tout, j’invitais deux ou trois amis-amies soigneusement sélectionnés… pour écouter (en compagnie d’excellents mets et vins, quand même !) de la musique et confronter nos ressentis ! Je garantis l’authenticité de cette relation… Et la Passion figurait presque toujours au programme des auditions.
Puis vers 1973 j’ai entendu la version du Concentus Musicus de Vienne dirigé par Nikolaus Harnoncourt avec K. Equiluz, P. Esswood, T. Sutcliffe, J. Bowman, M. Schopper, M. van Egmond, K. Ridderbusch et N. Rogers. Il m’a semblé redécouvrir le « vrai » Bach, celui que je connaissais dans ses œuvres pour solo ou formation réduite, et alors discerner pleinement son intention de transmettre, à travers cet oratorio, son humanité, sa foi, sa compassion et son espérance.
A l’époque je ne comprenais pas les critiques et ironies dont Harnoncourt était la cible ; un peu comme le fut Gould ; mais j’étais (et suis encore) béotien en musique et donc totalement hermétique aux querelles de clans et de coteries.
Bref, cette interprétation m’a subjugué au point que je n’en ai jamais recherché d’autre, sinon l’autre version, en 2000, des mêmes Harnoncourt et Concentus musicus, avec C. Prégardien, M. Goerne, M. & C. Schäfer, D. Röschmann, B. Fink, E. von Magnus, J. Leibnitz, M. Schade, D. Henschel et O. Widmer.
Il m’aura donc fallu attendre quarante années de fréquentation exclusive et quasiment mensuelle de la Passion (peut-être pas en écoute intégrale mais en tout cas en larges passages) du seul Harnoncourt pour découvrir, en 2014 une interprétation que désormais je ressens au même niveau : celle de Michel Corboz, dirigeant, non pas son Ensemble vocal et instrumental de Lausanne, mais l’orchestre et les chœurs Gulbenkian de Lisbonne, avec S. Piau, M-C. Chappuis, V. Lièvre-Picard, C. Genz, A. Baleiro et P. Harvey.
Il est impossible de proposer d’une œuvre aussi complexe quelques extraits qui soient significatifs, il en faudrait des dizaines. Alors voici uniquement deux échantillons, parmi les moins spectaculaires mais chargés de sens :
Aria n° 35 (Tenor)
Geduld !
Wenn mich falsche Zungen stechen.
Leid ich wider meine Schuld
Schimpf und Spott,
Ei, so mag der liebe Gott
Meines Herzens Unschuld rächen.
Patience !
Lorsque des langues fourbes m’attaquent.
Innocent, j’endure
L’outrage et la honte,
Ah, puisse Dieu venger
L’innocence de mon cœur.
Harnoncourt Concentus Musicus 2000 aria 35
Aria n° 39 (Alto)
Erbarme dich,
Mein Gott, um meiner Zähren willen!
Schaue hier,
Herz und Auge weint von dir
Bitterlich.
Prends pitié,
Mon Dieu, prends pitié de mes larmes !
Vois,
Le cœur et les yeux pleurent devant ta face
Amèrement.
Corboz O Gulbenkian Ch Univers Lisbonne 2014 aria 39
Et pour vous remercier de m’avoir lu jusque-là, voici encore un air, parmi les plus sublimes de la musique occidentale : Aus Liebe will mein Heiland sterben. On le trouve dans un enregistrement de l’orchestre de l’opéra d’État de Vienne et du chœur de chambre de l’Académie de Vienne dirigés par Hermann Scherchen dans sa deuxième vie en 1953. Alors certes sa manière de jouer Bach, novatrice à l’époque, a été revisitée depuis ; mais la voix de la soprano Magda László reste à mon sens l’une des plus fascinantes sur cette partition… là, même pas besoin de vous indiquer les paroles et leur traduction.
29 mai 2017