AU LECTEUR

La sottise, l’erreur, le péché, la lésine [1],
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine [2].

Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches ;
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiement dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils [3] pleurs laver toutes nos taches.

Sur l’oreiller du mal c’est Satan Trismégiste [4]
Qui berce longuement notre esprit enchanté [5],
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste.

C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !
Aux objets répugnants nous trouvons des appas [6] ;
Chaque jour vers l’Enfer nous descendons d’un pas,
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.

Ainsi qu’un débauché pauvre qui baise et mange
Le sein martyrisé d’une antique catin [7],
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.

Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes [8],
Dans nos cerveaux ribote [9] un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.

Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,
N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas [10] banal de nos piteux [11] destins,
C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.

Mais parmi les chacals, les panthères, les lices [12],
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices,

Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;

C’est l’Ennui ! — l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds [13] en fumant son houka [14].
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère !

Georges Chelon 1997

[1] Terme ancien. Sens 1 : ladrerie, avarice – Sens 2 par extension : mesquinerie, intérêt excessif porté aux petits détails.

[2] Sens 1 : nom général donné aux insectes parasites, tels que les poux, les puces, etc. – sens 2 par métaphore : gens méprisables, dangereux et incommodes pour la société.

[3] Méprisables.

[4] Littéralement, trois fois grand : du grec trismegistos, de tris, trois fois, et megistos, très grand. Nom donné par les Grecs au dieu Hermès (dieu Thot des Égyptiens). Vers 150 après JC un personnage se fit appeler Hermès Trismégiste et aurait écrit une trentaine de textes appelés Hermetica, mystico-philosophiques et d’alchimie. D’où les deux derniers vers du quatrain.

[5] Au sens de : ensorcelé.

[6] Vieilli : attraits, charmes.

[7] Prostituée.

[8] Vers parasites de l’homme et de certains mammifères.

[9] Riboter : faire une débauche de nourriture et/ou de boisson.

[10] Grosse toile claire pour la tapisserie à l’aiguille, etc. – par extension : plan, scénario, déroulement

[11] Qui suscite la pitié, la compassion.

[12] Sens 1 : chienne de race de chasse, destinée à la reproduction. Peut-être Baudelaire fait-il ici allusion à une fable de La Fontaine La Lice et sa Compagne (Livre II, fable 7) qui dépeint une chienne méchante et ingrate – sens 2 : femme lascive.

[13] Planchers élevés pour l’exposition ou l’exécution des criminels.

[14] Pipe orientale à réservoir, sorte de narguilé.