Voici une question qui n’obtient pas souvent de réponse : qu’y a-t-il de plus mémorable qu’un grand roman ?
La question n’est pas chimérique : des bons, des grands romans, sauf à être dédaigneux, on en lit une ou quelques dizaines chaque année, ils n’ont donc rien d’exceptionnel ou de rarissime.
Alors qu’y a-t-il de plus estimable qu’un grand roman ? Un grand poème ? Un grand film ? Une grande musique ? Une grande peinture ? Vous n’y êtes pas, il n’est pas question pour moi de mettre en concurrence les créations des sept arts différents, ils ne sont pas concurrents mais convergents.
Alors qu’y a-t-il de plus remarquable qu’un grand roman ? Tout simplement deux grands romans. Il est fréquent qu’un auteur produise l’œuvre de sa vie, qui ne sera suivi d’aucune autre, ou alors qui participera d’une fratrie nombreuse honorable mais sera l’unique de grande qualité. Qu’un romancier nous livre deux grands romans c’est plus exceptionnel. Le lecteur n’a que l’embarras du choix… et le mieux est de ne pas choisir et de lire les deux.
C’est ce qui vient de m’arriver avec David Diop, un romancier franco-sénégalais.
Le premier roman que j’ai lu de lui, il y a trois ans, était Frère d’âme. Nous fûmes nombreux à l’aimer, puisqu’il obtint le Prix Goncourt des lycéens, qui est une référence, parfois plus fiable que celle du Goncourt « des adultes ». Le roman a pour cadre la Première Guerre mondiale où deux amis, deux frères d’âme, sont en première ligne.
La mort, la mort, la mort hideuse, satanique, donnée par des hommes à d’autres hommes pour obéir à d’autres hommes encore. La mort « civilisée » dont le héros survivant ne nous épargne pas les détails et démontre, avec une épouvantable évidence, que la « civilisation » n’était pas de notre côté, ni de l’autre sans doute.
Son deuxième roman qui vient de paraître est La porte du voyage sans retour. Ce titre ne vous évoque rien ? A moi non plus il n’évoquait rien ; il m’a fallu atteindre la page 62 pour comprendre que cette « porte » était le surnom de l’île de Gorée à quelques encâblures de Dakar, qu’elle était véritablement « sans retour » puisque c’était le lieu de transit de milliers et milliers d’Africains capturés en attente de leur « voyage » vers l’autre côté de l’Atlantique, ces Antilles où l’esclavage allait être leur destin jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Le roman nous raconte sans fard ni sentimentalisme ces milliers de calvaires ; et le récit est plus insupportable encore parce qu’il le croise avec la vie réelle d’un jeune puis célèbre botaniste, Michel Adanson, de ses lettres à sa fille et d’une jeune femme noire disparue qu’il recherche obstinément.
Michel Adanson, au siècle des Lumières, observa avec horreur ce commerce esclavagiste cynique. Dans ses Mémoires jamais publiés il écrivit : « Les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu’ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu’il convient de le penser pour continuer à les vendre sans remords » . Et dans nos Lumières métropolitaines bien rares furent ceux qui se révoltèrent contre l’infamie : il fallut attendre encore deux siècles.
12 septembre 2021