A la kyrielle des différents mouvements sociaux apparus ces dernières années, surgis du peuple, d’une communauté, ou d’un messie influenceur : gilets jaunes, balancetonporc, blacklivematers, covid-19, souverainisme, identitarisme, islamo-gauchisme, indigénisme, etc. je vois un point commun : l’énervement rhétorique, l’énervement polémique, énervement s’ingéniant tout d’abord à clasher, exclure, démolir, maudire non seulement leurs contradicteurs mais ceux qui ne s’alignent pas à 100% sur leurs thèses.
On me dit que la responsabilité de cette surexcitation incombe aux réseaux sociaux et aux sites internet, sur lesquels chacun peut s’exprimer sans retenue.
Certes, mais ce n’est pas inédit, l’histoire montre que tout nouveau vecteur d’expression des idées s’accompagne d’une période infantile et adolescente outrée, désordonnée, querelleuse : le début des Lumières, de la IIIe République parlementaire, de la liberté de la presse après 1881, les années post-soixante-huitardes. L’exagération du discours et de l’écrit marqua dès l’origine notre démocratie, son Parlement, ses débats électoraux, ses feuilles politiques, et nul alors ne s’en offusquait.
Ce qui sans doute choque certains aujourd’hui est que ce style polémiste, imprécatif, vindicatif, éructant, ne soit plus l’apanage des milieux politiques-journalistiques, mais de tout un chacun, de n’importe qui, des pauvres crétins, grâce aux réseaux sociaux. Auparavant ils le faisaient au comptoir des bistrots, c’était moins voyant, moins sonore, il suffisait de ne pas s’attarder devant le zinc pour échapper à la nuisance verbale.
Au-delà de cette évolution imputée au populo sui generis, il me semble évident que l’hystérisation est soigneusement entretenue, amplifiée, dotée de caisses de résonance médiatiques… par le capitalisme lui-même. Quelle aubaine en effet pour le système dominant, totalitaire et asservissant, si les gens s’empoignent entre eux, se précipitent dans des rixes sociétales, certaines légitimes mais vassales d’une structure économique qui elle s’ingénie à vivre et survivre, à tout prix, par tous moyens.
Un exemple me tombe sous les yeux en parcourant la Revue des Deux Mondes : la plus ancienne revue européenne (1829 !) m’a longtemps intéressé pour sa tonalité de conservatisme pondéré et intelligent.
Depuis quelques années, avec l’arrivée d’une nouvelle rédactrice en chef, Valérie Toranian, la modération cède souvent la place à l’imprécation, au pessimisme ouvertement réac, à des couvertures agressives, à des interviews de polémistes véhéments.
Donc, dans le numéro de septembre 2021 je lis un article de Fatiha Boudjahlat opportunément consacré à déplorer la fibrillation croissante du débat politique et de société. Elle a bien raison.
Elle choisit comme exemple de sa démonstration LFI et Jean-Luc Mélenchon. Etonnant ? Pas vraiment, eu égard au tournant réactionnaire de la revue et aux occasions où Mélenchon a semblé couper quelques bâtons pour se faire copieusement rosser, et pas seulement par ses adversaires. Donc en ce sens aussi elle a bien raison.
Oui Fatiha Boudjahlat a raison de déplorer comme je le fais ici l’énervement ambiant, la violence langagière et la brutalité de pensée.
Mais elle le fait en termes pesés, subtils, modérés : « Les cadres de LFI hurlent… contre-feu de paille ridicule… sortie crétino-complotiste de leur leader… ce n’est pas bateau, c’est un naufrage…c’est ignoble, c’est répugnant, c’est draguer le vote communautaire des musulmans grossièrement… c’est crade de complotisme de bas étage… LFI est une secte… Mélenchon est son gourou… atmosphère puante… ignoble trahison des idéaux de gauche… installer la musulmanie… » etc. etc.
Voilà donc comment une autrice (que je ne juge pas par ailleurs, je n’ai encore lu aucun de ses livres) s’étale et se vautre, sans paraître en être consciente, dans la fange d’expression qu’elle dénonce.
Alors, plutôt que se crisper sur le cas Mélenchon, qu’elle relise le livre d’Antoine Leiris Vous n’aurez pas ma haine. Il avait, lui, toute excuse pour s’énerver, ayant perdu son épouse assassinée au Bataclan le 13 novembre 2015. Il ne le fit pas, son récit est bouleversant de douceur et d’espoir dans l’avenir.
Pour conclure et sans me faire psychanalyste, mais simple usager depuis 50 ans du bon vieux Littré, je rappellerai la signification initiale d’énervement : Qui a perdu sa force. « Ô Dieu ! rendez la force à mes bras énervés ». [Voltaire, La méroppe française].
Voici donc peut-être la clé de l’énigme : nos élites politiques et médiatiques, nos imprécateurs de réseaux sociaux s’énervent… parce qu’ils sont énervés, faibles, débiles, incapables de relever réellement les défis actuels.
Ohé, la jeunesse, reprenez le flambeaux que ces bras chétifs ne peuvent plus tenir.
19 septembre 2021