Ravages de l’addiction… ou du mensonge ?
Lorsque j’ai publié le 23 juin un petit billet : Leïla Slimani, romancière marxiste, il s’agissait de l’ébauche d’un projet de note de lecture pour une revue mensuelle. Ironie de circonstances : cette note n’est jamais parue dans le magazine en question… mais sa mise en ligne ici-même m’a valu une trentaine de réactions, nombre nettement plus élevé que la moyenne des commentaires que mes billets suscitent.
Ces réactions visaient non pas Chanson douce, roman que je présentais dans la première partie du billet, mais Dans le jardin de l’ogre, celui que je rappelais en deuxième partie. Sur ce roman, mon texte me semblait équilibré. D’une part j’évoquais les tourments d’Adèle, jeune femme aisée, journaliste, dans les affres, repentances et récidives de l’hypersexualité. D’autre part je suggérais un autre déchiffrement possible : celui d’une pathologie inventée, exagérée, médicalisant le vécu d’une femme emprisonnée dans le carcan de conventions sociales, d’interdits religieux, de principes de morale et ne pouvant donc ni assouvir ni assumer sa libido exubérante.
Je n’en disais pas davantage, puisque la portée que j’essaie de conserver à mes notes de lectures n’est pas de mettre en avant mon ressenti personnel. Ma surprise vint du contenu des réactions reçues.
Car toutes, sans exception, postulent qu’Adèle est une malade, atteinte d’hypersexualité pathologique grave. C’est cette addiction sexuelle qui est toxique, dévastatrice, ruine sa vie, détruit son couple… Et là, profusion d’explications, interprétations, hypothèses, mariant hardiment pour le meilleur et pour le pire (surtout le pire !) Sigmund Freud, Arthur Conan Doyle et Jacques Lacan… Et toutes émanaient de lectrices. Quelques-unes hélas, cédant à un travers désormais lamentablement courant chez les critiques littéraires, voulant débusquer un vécu de l’auteure derrière le personnage romanesque, en poussant leur vilain groin dans une fiction littéraire qu’elles confondent avec une poubelle : Leïla Slimani une nympho, une salope ? Infect.
Leïla Slimani, qui doit recevoir des centaines de réactions de cet acabit, doit heureusement en rigoler !
Car son roman, faut-il le rappeler, n’en dit pas tant, il décrit, raconte, il ne classifie pas la pauvre Adèle dans cette catégorie « trouble sexuel » et « comportements sexuels compulsifs » dûment référencée au manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V), classification « scientifique » cependant « très discutée, car elle ne repose sur aucun protocole scientifique démontrable, et très influencée par des croyances religieuses » dixit Wikipédia.
Pour ma part, n’étant psychiatre ni psychanalyste, je n’exprimerai aucune opinion sur cette question, laissant ces disciplines mener leurs travaux diagnostiques et thérapeutiques qui, visiblement sont loin d’être aboutis.
Donc je n’affirmerai pas si la libido d’Adèle, certes non seulement débordante mais excessive, cette obsession envahissante qui submerge sa volonté, ses pulsions qui profanent son libre arbitre, étaient d’emblée pathologiques, dépassant dès son adolescence les limites du « normal » pour ressortir de l’addiction, tout comme cela arrive pour d’autres appétences humaines : gourmandise ou boulimie, plaisir du vin ou alcoolisme, goût du sport ou bigorexie, croyance ou délire.
Un trouble mental inné ? Le roman semble nous dire le contraire puisque la jeune Adèle, ignorée par une mère mal aimante et jalouse, un père inexistant, Adèle narcissiquement blessée, commence simplement par vouloir être belle, devenir fière de sa beauté, être regardée, séduire, être payée pour son talent à distraire les hommes. Puis son mariage hasardeux n’arrange rien : avec un médecin totalement cannibalisé par son métier, de libido faiblarde, sans inspiration érotique, bref chaussons et flanelle. Alors dans cette indigence passionnelle, Adèle veut du sexe pour exister, exister mille fois à travers le désir de mecs.
Est-ce plus grave qu’une névrose, une psychose lourde incurable, comme le syndrome bipolaire ou le syndrome schizo-affectif ? Je n’ai pas les compétences pour le dire, mais je ne le crois pas.
Car au long de la lecture de ce texte savamment précis, nuancé et intimiste, je me suis forgé l’opinion que la cause première de la dérive des tourments sexuels et de l’image de soi d’Adèle, aggravation et chronicisation qui l’a menée à l’état névrotique dont elle est incontestablement prisonnière lorsque commence le roman, ce n’est pas son hypersexualité mais le mensonge dans lequel elle s’est enfermée vis-à-vis de son mari.
Comment un couple peut-il vivre durablement dans la dissimulation, la défiance ? Il y a là potentiellement un risque de souffrance psychique, sauf chez les cyniques et faux-culs qui s’excusent en prétendant mentir « pour le bien »… de leur conjoint, de leur couple, de leurs parents, de leurs enfants, de leur image sociale. On connaît évidement ce thème inépuisé parce qu’inépuisable de la littérature.
Mais taire à son mari une appétence aussi intime, qui devrait être justement au cœur de leur vie sexuelle, se résigner à la projeter hors du couple avec des partenaires de rencontre, s’enfermer dans des tromperies de plus en plus sordides, pour celer un comportement qu’elle-même juge sale, inavouable, immoral, dégradant, c’est un secret trop lourd à porter pour Adèle, qui lentement s’éloigne d’une banale ambivalence et sombre dans une névrose dévastatrice. Même si par moment elle semble exaltée par son imposture non démasquée.
Refermant le roman, je me persuadai que c’est la dissimulation, plus que la libido outrée, qui enferme Adèle dans sa solitude extrême.
Je ne vais pas lire entre les lignes, mais il m’a bien semblé que Leila Slimani nous laisse comprendre que tout eut été différent si Adèle avait assumé son hypersexualité ; si Richard son respectable mari, au lieu de la traiter de nymphomane, de salope écœurante, de raclure, de s’indigner d’être cocufié par une armée de soudards, l’avait comprise et assistée comme ce devrait être naturel dans un vrai couple amoureux ; accompagnée sinon dans sa pratique (chacun sa libido !) mais dans une reconnaissance paisible et compréhensive de son trait de personnalité. Ou si elle avait eu un vrai mari, amoureux, attentif, sensuel, au lieu de ce bloc de stupidité content de lui ou minablement compatissant lorsqu’il tente de l’être.
Alors, alors s’expliquerait la belle citation que l’auteure, avec une savante ambiguïté, place subtilement en exergue du roman :
« Avoir le vertige c’est être ivre de sa propre faiblesse. On a conscience de sa faiblesse et on ne veut pas lui résister, mais s’y abandonner. On se soûle de sa propre faiblesse, on veut être plus faible encore, on veut s’écrouler en pleine rue aux yeux de tous, on veut être à terre, encore plus bas que terre. » [1]
Et si la faiblesse première d’Adèle était son enfermement dans le mensonge ? Et son vertige le manque d’amour ?
Je suis quant à moi d’un naturel optimiste et positif et je crois, pour l’avoir parfois vu et connu, que des âmes au fond du trou peuvent s’en sortir si une main leur est tendue, la main du cœur bien entendu. Je crois aux forces de l’esprit… j’y crois non par idéalisme naïf mais parce que souvent je les ai vues agir, et vaincre.
1er octobre 2017
[1] Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, 2e partie L’Ame et le Corps 28 – Pléiade œuvre I, page 1201