Spleen et idéal : XI – LE GUIGNON

Pour soulever un poids si lourd,
Sisyphe [1], il faudrait ton courage !
Bien qu’on ait du cœur à l’ouvrage,
L’Art est long et le Temps est court [2].

Loin des sépultures célèbres,
Vers un cimetière isolé,
Mon cœur, comme un tambour voilé [3],
Va battant des marches funèbres.

— Maint joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes [4] ;

Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.

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Georges Chelon 1997

Guignon : Malchance persistante (au jeu, dans la vie). Ce sonnet s’inspire, de l’aveu de Baudelaire, d’une part du poème Elegy written in a Country Churchyard écrit par l’Anglais Thomas Gray en 1751, d’autre part du poème A Psalm of Life écrit par l’Américain Henry Longfellow en 1839.
[1] Mythologie grecque : Sisyphe est frappé d’un châtiment perpétuel consistant à pousser une pierre vers le sommet d’une montagne, d’où elle finit toujours par retomber.
[2] Allusion à un aphorisme du médecin grec Hippocrate, demeuré célèbre en latin : « Ars longa, vita brevis, occasio praeceps, experimentum periculosum, iudicium difficile. » qui signifie « La vie est courte, la science est longue, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile. »
[3] Dont on a recouvert la peau d’un tissu pour en assourdir le son, notamment pour un battement funèbre.
[4] Instruments servant à déterminer la profondeur de l’eau et la nature du fond.