Spleen et idéal : XXIX – UNE CHAROGNE

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique [1],
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique [2]
Son ventre plein d’exhalaisons [3].

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride [4],
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rhythmique
Agite et tourne dans son van [5].

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve
Une ébauche [6] lente à venir,
Sur la toile [7] oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces [8],
Après les derniers sacrements [9],
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons [10] grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine [11]
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence [12] divine
De mes amours décomposés !

Léo Ferré 1967

Georges Chelon 1997

[1] Qui a un penchant effréné pour les plaisirs sexuels.
[2] Obscène, inconvenante.
[3] Odeurs.
[4] En état de putréfaction.
[5] Instrument d’osier en forme de coquille, dont le vanneur se sert pour secouer le blé afin de séparer la paille et les débris d’avec le grain.
[6] En peinture, esquisse, premiers traits d’un tableau.
[7] Au sens de : tableau peint sur une toile.
[8] Dans la mythologie romaine, déesses du charme et de la beauté.
[9] Dans la religion catholique, bénédiction qu’un prêtre administre à un mourant.
[10] Epanouissement de fleurs.
[11] Nom général donné aux insectes parasites, tels que les poux, les puces, les vers, etc.
[12] Extrait le plus pur et noble d’une substance, d’une plante.