Spleen et idéal : XXI – HYMNE À LA BEAUTÉ

Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme,
Ô Beauté ? ton regard, infernal et divin,
Verse confusément [1] le bienfait et le crime,
Et l’on peut pour cela te comparer au vin.

Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre [2] et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.

Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé [3] suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.

Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques ;
De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques [4],
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.

L’éphémère [5] ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
L’amoureux pantelant [6] incliné sur sa belle
A l’air d’un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe,
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu [7] !
Si ton œil, ton souris [8], ton pied, m’ouvrent la porte
D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?

De Satan ou de Dieu, qu’importe ? Ange ou Sirène,
Qu’importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,
Rhythme, parfum, lueur, ô mon unique reine ! —
L’univers moins hideux et les instants moins lourds ?

Georges Chelon 1997

[1] Au sens de : ensemble, indistinctement.
[2] Breuvage préparé selon les règles de la magie ou de la sorcellerie, destiné à inspirer l’amour.
[3] Au sens de : enchanté, captivé.
[4] Bijoux de peu de prix, fantaisies.
[5] Insecte ressemblant à une libellule, qui ne vit qu’un jour, et qui se dirige vers toute source lumineuse.
[6] Haletant.
[7] Ici, sans doute au sens du droit romain : né libre et qui n’a jamais été soumis à personne.
[8] Forme ancienne de sourire.