A Ernest Christophe [1]
Fière, autant qu’un vivant, de sa noble stature,
Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
Elle a la nonchalance et la désinvolture
D’une coquette maigre aux airs extravagants.
Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?
Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
S’écroule abondamment sur un pied sec que pince
Un soulier pomponné, joli comme une fleur.
La ruche [2] qui se joue au bord des clavicules,
Comme un ruisseau lascif [3] qui se frotte au rocher,
Défend pudiquement des lazzi [4] ridicules
Les funèbres appas [5] qu’elle tient à cacher.
Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,
Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
Ô charme d’un néant follement attifé [6] !
Aucuns [7] t’appelleront une caricature,
Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
L’élégance sans nom de l’humaine armature.
Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher !
Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
La fête de la Vie ? ou quelque vieux désir,
Éperonnant [8] encor ta vivante carcasse,
Te pousse-t-il, crédule, au sabbat [9] du Plaisir ?
Au chant des violons, aux flammes des bougies,
Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
Et viens-tu demander au torrent des orgies [10]
De rafraîchir l’enfer allumé dans ton cœur ?
Inépuisable puits de sottise et de fautes !
De l’antique douleur éternel alambic [11] !
À travers le treillis recourbé de tes côtes
Je vois, errant encor, l’insatiable aspic [12].
Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
Ne trouve pas un prix digne de ses efforts ;
Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie [13] ?
Les charmes de l’horreur n’enivrent que les forts !
Le gouffre de tes yeux, plein d’horribles pensées,
Exhale [14] le vertige, et les danseurs prudents
Ne contempleront pas sans d’amères nausées
Le sourire éternel de tes trente-deux dents.
Pourtant, qui n’a serré dans ses bras un squelette,
Et qui ne s’est nourri des choses du tombeau ?
Qu’importe le parfum, l’habit ou la toilette ?
Qui fait le dégoûté montre qu’il se croit beau.
Bayadère [15] sans nez, irrésistible gouge [16],
Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués [17] :
« Fiers mignons, malgré l’art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués [18],
Antinoüs [19] flétris, dandys [20] à face glabre [21],
Cadavres vernissés, lovelaces [22] chenus [23],
Le branle [24] universel de la danse macabre
Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !
Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange [25],
Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange [26]
Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon [27] noir.
En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe [28],
Mêle son ironie à ton insanité [29] ! »
Georges Chelon 1997
Terragon 2022