Introduction
C’est avec une profonde amertume que je collige ci-après quelques extraits d’articles que j’ai édités dans la période 2000-2015 où, ayant démissionné après 30 années de pratique de directeur d’hôpital, l’envie me prit de m’exprimer sur les problèmes de santé et la question hospitalière en particulier.
Amertume de constater à quel point la politique de santé et la gestion hospitalière se sont lentement mais inexorablement décomposées. Amertume teintée de honte de voir qu’après la génération des reconstructeurs, ceux qui après la Deuxième Guerre avaient remis sur pied l’hôpital, créé les CHU, les CH et les hôpitaux ruraux, la génération suivante, la mienne donc, est venue tout gâcher.
Ses « premiers de cordée » étaient dans la posture, agitant des slogans vides de sens, en tout cas jamais concrétisés (hôpital citoyen, démocratie sanitaire) et des concepts hautement périssables (au moins un nouveau vocable chaque année).
Derrière ce vernis ils étaient dans l’imposture. Formés par l’EHESP à la haute finance ? Laissez-moi rire. Je pus mesurer que chez ces meneurs les connaissances étaient limitées. Prêts à jongler avec l’informatique ? Quelques dizaines de termes techniques psalmodiés dans les congrès où l’on se pavane. Le bilan parle de lui-même : des milliards dilapidés…
Il faudrait des dizaines de pages pour faire la chronique des toquades, mésaventures, erreurs et promesses non tenues.
A bien y réfléchir, je pense que la faute originelle fut commise lorsque je ne sais quelle camarilla de technocrates et de politiques au service de l’économie libérale décréta que les dépenses de santé et sociales étaient des dépenses improductives ; et contre cela nous ne luttâmes pas ou pas assez, et ce fut ensuite un interminable repli en défensive, en s’excusant presque de ne pas assez freiner la progression de ces « charges ».
Un jour viendra, j’en prends le pari, où l’on considèrera que ce sont des dépenses productives, hautement productives, non seulement en termes de lien social, d’humanité, de modèle de société, mais même du point de vue de l’intérêt étroit des capitalistes et des financiers. Car pour être « productif », pour être « consommateur » de biens et prestations marchandes… encore faut-il être en bonne santé.
Novembre 2000 :
De la dignité du réel immédiat
Quelquefois, c’est malgré leur réaction de survie que des sociétés déclinent, s’effacent ou régressent. Mais bien plus souvent, c’est à leur insu et sans vraiment lutter que les sociétés se perdent : faute d’avoir appréhendé le risque, identifié l’écueil, décelé la fêlure.
Mais dans notre univers sanitaire et social : quoi ? Quand avons-nous été davantage qu’aujourd’hui préservés d’un tel risque de myopie intellectuelle ? Les politiques mises en œuvre sont de moins en moins empiriques. Elles s’efforcent d’étendre l’hégémonie d’une rationalité triomphante à l’ensemble du champ social.
Est-ce pourtant bien sûr ? Notre gestion des institutions hospitalières et sociales, toute gonflée de modestie techniciste, empilant au-delà du raisonnable conduites procédurales, formalités procédurières et bienséances protocolaires, n’estompe-t-elle pas la rugosité têtue du réel immédiat ?
Et que dire de la séparation entre planificateurs (nationaux ou régionaux) et gestionnaires (locaux) ? En réduisant à vétille d’intendance la dignité du « terrain » et de celles et ceux qui s’y débattent, n’induit-elle pas un clivage insidieusement nocif entre décideurs et acteurs ?
Cette abusive division du travail, longtemps inhérente à un certain stade de développement des processus de production, outils de connaissance et moyens de communication, est devenue objectivement archaïque et bientôt subjectivement insupportable.
Il est possible, donc il est temps de réconcilier, en une nouvelle synthèse, décideurs et décidés, maîtres d’œuvres et bâtisseurs, contrôleurs et contrôlés, théoriciens et praticiens.
Des solutions sont à portée de main :
- araser les redoutes corporatistes (médecins / directeurs / inspecteurs…) pour constituer des pôles fonctionnels interactifs (pratique de terrain / mission d’expertise / fonction de contrôle)
- et surtout, surtout, ressourcer méthodes, concepts et théories en redonnant dignité au réel immédiat.
Octobre 2001 :
Calmez le jeu ? Ouvrez le jeu !
Les meilleures idées ne valent que dans la mesure. Or c’est parfois délire et surenchère quant à certaines propositions de fusions d’établissements.
L’opinion publique, avec un bon sens qui agace les technocrates mais qui n’est souvent que sagesse, distingue mieux qu’on ne le croit les fusions justifiées de celles qui le sont moins. Mais il faudrait davantage prendre garde au sentiment d’humiliation profonde que les soignant-e-s ressentent, constatant qu’ils sont bons à faire tourner la machine hospitalière, mais ne sont pas consultés – si ce n’est pour la forme – sur l’avenir de leur établissement et que leur expérience professionnelle ne pèse rien dans ces choix stratégiques.
Aux ministres, aux ARS, mais aussi et surtout aux décideurs hospitaliers, s’adresse donc cette suggestion : calmez le grand jeu des fusions d’établissements, ouvrez le jeu subtil et minutieux de la recomposition des services de soins.
Décembre 2001 :
Ressources humaines !
Le vocable vaut d’être pris dans sa force première s’agissant de nos établissements qui, pour l’essentiel, valent ce que valent leurs personnels. L’immense développement des outils techniques et dispositifs médicaux des dernières décennies ne remplace pas celles et ceux qui les servent ou les mettent en œuvre.
Observons cette curieuse conception que nous avons des cadres, hypertrophiant l’encadrement administratif au détriment des cadres soignants. Les cadres infirmiers ont pourtant un rôle objectivement plus important, dès lors qu’on veut bien désacraliser la fonction bureaucratique et placer le malade au centre de nos systèmes d’organisation autrement qu’en paroles.
Balayons devant notre huis directorial : nous sommes largement responsables de la persistance d’un management aussi poussif. Lorsqu’il s’est agi, il y a… 25 ans, de créer le grade et surtout la fonction d’infirmière générale, la majorité ou en tout cas la minorité non silencieuse des directeurs s’est offusquée de ce projet ministériel qui allait ruiner notre autorité… puisque cette infirmière générale aurait le pouvoir, non pas de nommer ‑ horresco referens ‑ mais simplement d’affecter le personnel soignant !
Depuis, nous avons changé de siècle ; subséquemment changeons d’attitude et de pratiques, faisons confiance, déléguons largement aux cadres soignants.
Février 2002 :
L’œil du cyclone
Ces urgences qui explosent, cette responsabilité juridique médicale qui effraie ; ces lits qu’hier on supprimait, parce qu’ils coûtaient trop cher [1] et qui désormais nous manquent à la moindre épidémie, au moindre week-end prolongé…
L’analyste compétent, dédaigneux du sensationnel [2] mais fin connaisseur des tendances lourdes, observe des indicateurs de santé publique insatisfaisants, des taux d’équipement à la traîne (scanners ou IRM) et une récurrente indigence de la prévention et de l’éducation en santé. Plus insidieuse encore, l’impression de sur-place qui s’empare de l’acteur découvrant rétrospectivement que nombre des thèmes du débat d’aujourd’hui… sont les mêmes qu’il y a dix ans.
Mars 2003 :
Le jeu de la subduction
La situation est mûre pour que la question hospitalière franchisse une étape décisive. Par exemple, puiser dans le vivier des pratiques existantes, car les établissements ont expérimenté et innové bien plus que ne le croient leurs condescendants contempteurs. Restaurer la dignité du réel immédiat et réhabiliter les acteurs de terrain. Médicaliser les domaines de compétence qui doivent l’être. Donner aux cadres de santé le rôle qui convient.
Mais d’abord, clairement et fermement, repositionner les directeurs dans leurs fonctions et responsabilités.
La préoccupation de tout pouvoir d’Etat de voir sa politique appliquée se double, en France jacobine, d’une défiance des forces centripètes. L’objectif jamais atteint, mais obstinément poursuivi depuis 1941, étant de faire du directeur d’hôpital l’instrument de l’administration centrale, voire le cheval de Troie d’une reprise en main. Solution de facilité non dénuée d’effets secondaires d’autant plus fâcheux qu’ils apparaissent tardivement.
Il n’est pas à l’avantage du directeur d’accepter cette ductilité. Sa place normale est à la tête de son équipe hospitalière, se démarquant quand il le faut des autorités étatiques [3], pour promouvoir et défendre vigoureusement l’intérêt bien compris de l’établissement.
Quant à la mise en œuvre, plus ou moins didactique ou autoritaire de la planification sanitaire, de ses contraintes, contingentements ou réductions de moyens, elle relève du seul pouvoir central et de ses instruments déconcentrés.
Ce serait d’ailleurs intelligence et sagesse pour l’Etat d’assumer lui-même les implications sociopolitiques de ses stratégies. En voulant s’aménager un glacis protecteur de directeurs souples à ses volontés, fait-il l’ange ou la bête ? En jouant au plus malin, l’Etat ‑ et ceux parmi nous qui s’y prêtent ‑ ne fait rien de plus que de déplacer l’épicentre.
Janvier 2004 :
La crise de l’hôpital ou la crise à l’hôpital ?
En ce début 2004, incontestablement, les paramètres se sont aggravés. Pour autant nous maintenons qu’il ne s’agit pas d’une crise sans précédent de l’hôpital. C’est la société française qui traverse une épreuve comme elle n’en avait pas connu depuis la Deuxième Guerre.
Le désenchantement des médecins et soignants ? Des facteurs internes certes l’amplifient, mais il faudra bien un jour évoquer sa cause essentielle : l’anachronisme des administrations d’Etat que les ARS n’ont que très partiellement pallié ; l’archaïsme absolu de la notion même de « tutelle ». La directive péremptoire qui tient lieu d’incitation, l’inflation réglementaire immodérée, la mise en demeure tatillonne.
Et surtout ce sentiment profond, massif, violent, qu’à force de double discours et à rebours des textes décentralisateurs, on n’en finit pas d’éloigner les centres de pouvoir des lieux de l’action, de creuser le fossé entre décideurs et acteurs, de piétiner ici et maintenant le principe de subsidiarité.
Janvier 2005 :
Mondialisation et médiatisation
Quels rapports direz-vous avec l’hospitalisation publique française ?
Mais nous sommes en plein dans la problématique hospitalière !
La mondialisation de la santé est évidemment en marche, elle a commencé lorsqu’après la guerre 39-45 l’universalité du droit à la santé a été reconnue dans de nombreux pays.
Nul doute qu’ouvrant la porte à des stratégies commerciales et à des appétits lucratifs, cette mondialisation n’ira pas sans aléas ni sans remises en cause brutales ou insidieuses des systèmes nationaux publics ou d’intérêt général.
Néanmoins on peut penser que d’une évolution complexe et conflictuelle finira par émerger le patient mondial, alors qu’il n’est aujourd’hui reconnu que dans quelques contrées privilégiées.
Février 2005 :
Tout ça pour ça ?
Pourquoi cette nouvelle gouvernance ne sera-t-elle bientôt plus que l’ombre de ce qu’elle rêva d’être et ne traduira que le nouvel habillage conceptuel d’un centralisme bureaucratique qui n’en finit décidément pas de rendre les armes d’inefficacité massive ?
Pour n’être ici ni injuste ni partial, simplement un peu cruel, bornons-nous à rappeler les propos ministériels d’il y a deux ans : « L’adhésion de tous est indispensable : on ne réformera pas l’hôpital sans les hospitaliers. »
C’est pourtant bien ce que l’on est en train de faire !
Cette dernière réforme a une apparence : un semblant de codécision concédée à la communauté médicale ; elle a une réalité : des pouvoirs accrus, encore et encore, aux ARS et à l’échelon central…
Octobre 2007 :
Encore un petit plan, pour voir ?
Un spectre hante l’Europe : celui des dépenses sociales et de santé. Les puissances de la vieille Europe sauf une se sont unies pour les réduire.
Et pourtant, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la part de PIB que les nations européennes décidaient de leur affecter était un signe extérieur, sinon de prospérité, en tout cas de volonté démocratique et d’intelligence prospective. Les générations au travail étaient fières de distraire une fraction significative de leur production de richesse à la protection de celles qui les avaient précédées et à l’épanouissement de celles qui suivaient.
Ainsi fut fondée une sorte de contrat de bon usage des ressources pour le sanitaire et le social.
De quand donc datent l’inflexion idéologique et la connotation négative ? De beaucoup plus longtemps que ne le croient certains. Thatcher, bien sûr ! Mais avant elle et dans notre beau pays lui-même, feu Raymond Barre qui un jour de septembre 1976 décréta la rigueur ; et les dépenses de santé furent mises au ban.
C’est donc depuis 40 années qu’on culpabilise sur les prélèvements obligatoires. Et que la machine à faire du sur-place s’est emballée.
Mais ce qui est le moins compréhensible dans cette longue séquence historique, c’est le peu de progrès accomplis dans la mise au net de quelques concepts simples.
Les dépenses ? Sont-elles excessives du fait des gaspillages ? Mais l’évaluation du pourcentage à gagner là varie du simple au décuple, selon qu’on a une vision purement technique des dysfonctionnements, ou qu’on aborde leur dimension socio-politique (combien coûtent les fraudes, de l’assuré… et celles des professionnels ?)
Les remboursements ? Faut-il se focaliser sur leur volume et se désintéresser du « reste à charge » qui ne relèverait plus que d’un choix du consommateur éclairé ? Libéralisme bien-pensant. On connaît la fable « du renard libre dans le poulailler libre » ; va-t-on nous conter maintenant celle des malades ou handicapés préférant s’assumer de leur plein gré ?
Au-delà de l’ironie facile sur l’incapacité à régler la question, reste l’impératif de s’atteler à dégager des consensus : la hiérarchisation des priorités est une chose trop sérieuse pour être confiée aux économistes, encore moins à ceux qui y ont intérêt personnel. Une Haute autorité des politiques sanitaires et sociales opposables devrait se composer uniquement d’élus, de représentants des patients, de personnalités de la médecine, du social et de l’éthique.
Avril 2008 :
Recomposition, décomposition…
…la décomposition continue
Les moyens… nous y voilà. S’il fallait suggérer une impression physique pour ce que ressentent en ce moment les hospitaliers, ce serait plutôt celle du garrot qui se resserre.
Faire de l’activité ?
Mais si globalement l’activité augmente… l’ONDAM explose. Et la « tutelle » va suivre à guichet ouvert ?
Tiens donc ! Elle s’empresse à chaque fois de diminuer les tarifs. Le système se met alors, non pas en mouvement, mais en cercle vicieux ; celui de centaines de roues, où des centaines d’écureuils grimpent et grimpent encore, les uns croyant s’élever, les autres ne plus s’enfoncer.
Septembre 2008 :
« Placer le malade au centre de notre action… »
Ce n’est plus une bonne intention, ce n’est plus une pétition de principe, c’est un slogan, un leitmotiv. Cette phrase, on ne peut assister à un seul congrès, colloque, conférence, séminaire ou symposium sans la subir. Reprise, ressassée, déclinée sur tous les tons et à tout propos.
Et pourtant… sommes-nous bien sûrs d’avoir installé le concept au sein de nos politiques, au point d’inflexion de nos stratégies, et d’abord au cœur même de notre pensée, dans nos comportements et réflexes acquis ? On peut en douter.
Eclairante est notre attitude face à telle ou telle grande question récurrente. Par exemple, celle du financement des dépenses de santé. Beaucoup d’hospitaliers sont prolixes d’avis sur les solutions mises en œuvre ou à l’étude. Ils plongent avec ravissement dans les arcanes de la T2A, des MIGAC, GHS, GHM…
Or l’essentiel est-il là ? L’important, c’est ce qui est vécu et ressenti par le malade-citoyen, le patient-usager. Or ce qui l’inquiète, ce sont les déremboursements, les franchises, les dépassements. Nous ne pouvons ignorer ces questions.
Les franchises : la taxation des mutuelles a été immédiatement perçue comme un dispositif de vases communicants entre régimes de base et complémentaires, qui induira évidemment une augmentation des cotisations de ces derniers.
Les déremboursements : c’est la logique ainsi initiée qui inquiète les associations de patients. L’automédication pourrait être favorisée dans le même dessein.
Les dépassements tarifaires : l’an dernier, l’IGAS en a rapporté la (dé)mesure : en ville, leur volume en euro constant a augmenté de 40 % en dix ans Des études montrent que ces dépassements ‑ mal remboursés par les mutuelles [4] ‑ deviennent un réel obstacle à l’accès aux soins [5]. Dans nombre de régions ou grandes villes, selon l’Expansion, la liberté de choix devient illusoire car tous les spécialistes pratiquent le dépassement.
On attend toujours une réaction énergique des pouvoirs publics et instances ordinales…
Février 2009 :
HPST ? Le geste auguste du législateur
Au risque de choquer, j’affirme que ce projet de loi ne vaut pas toute l’encre et la parole dépensées à son propos.
Dans notre pays les lois promulguées échouent à contrecarrer les tendances lourdes émanées du microcosme. Il m’en coûte d’exprimer cela, eu égard aux principes républicains et aux mécanismes démocratiques que je respecte. Mais ce sont les faits, ils sont têtus et éloquents.
Depuis 1970 les lois successives sacralisaient le service public hospitalier. Oui, mais voilà, le service public en général n’a plus la cote dans l’Hexagone, au point que partout où ils ont les coudées franches, les décideurs le détricotent. Bien sûr, ces errements ayant les conséquences que l’on voit, et la déraison financière menant à la débâcle que l’on vit, un jour reviendront en grâce de solides notions de puissance publique et de service public. Pas pour l’instant, en tout cas.
Les lois de 1970 et 1991 garantissaient liberté et autonomie pour nos établissements… Aimable plaisanterie ! Le dernier mot demeura au colbertisme aussi puissant qu’insidieux. Ce que l’Etat fut forcé de lâcher avec les lois de décentralisation, il s’obsède de le récupérer sur les collectivités publiques. Ceux d’entre nous, médecins comme directeurs, qui exerçaient déjà il y a trente ans savent tout ce que nous avons réellement perdu.
Ces lois promettaient une déconcentration des interventions de l’Etat pour plus d’efficacité et d’adéquation au terrain Mais que seront les ARS telles que les fera, non pas cette loi, mais le dur désir de durer du jacobinisme à front de taureau ?
Des décideurs hospitaliers crurent à la promesse de la loi de 1970 d’assouplir les règles de gestion de l’hôpital public Est-il là nécessaire, chers collègues, de tourner encore le fer dans ce qui n’est plus une plaie, mais une escarre profonde ?
Puis nous fûmes séduits par la politique de projet et de contrat de la loi de 1991 : contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens, contrats internes, fondés sur des projets de service, médical, de soins, social, d’établissement… Mais peu d’entre nous eurent la chance de conclure de vrais contrats librement négociés et équilibrés, entre signataires égaux en droits et en devoirs. Quant au projet d’établissement, souvent sa conséquence indirecte fut de permettre à la tutelle d’élargir son champ d’intervention.
Ne croyez pas que pour une fois je cède au pessimiste : je considère simplement qu’il faudra que le balancier, dans notre domaine comme ailleurs, aille encore un peu plus loin pour que sa course s’inverse enfin.
Août 2009 :
Leurre de la rentrée
Non, ne préparez pas vos mouchoirs : aux mille et cent pronostics déjà émis sur la menace d’épidémie de grippe A (H1N1), je ne vais pas ici ajouter le mien. Le leurre dont je veux vous entretenir, dans un domaine que je connais mieux, c’est celui de la loi HPST.
E finita la commedia, qui eut été bouffe si elle n’avait révélé un dessaisissement accentué du législatif.
Car c’est sur la mise en musique réglementaire de la loi que se prolonge maintenant le jeu. En méconnaissance feinte ‑ ou sinon obtuse ‑ que le pouvoir réel, exécutif, présidentiel… agira au gré des circonstances.
N’oublions pas que le vrai risque pour la santé publique et sa possible privatisation viendront surtout de glissements progressifs, en catimini, du système d’assurance maladie et de son financement. Dans un premier temps, déjà, on défausse vers les mutuelles, idéologiquement insoupçonnables puisque non lucratives ; et dans un deuxième temps….
Octobre 2009 :
L’hôpital, tout simplement
Les hospitaliers français raffolent des grands débats d’idées, où de fortes convictions peuvent s’exprimer, des indignations s’épancher et, parfois, de coléreuses banderoles se déployer et de superbes postures se draper.
Et puis, une fois passées ces glorieuses épopées, retour au quotidien. Le chirurgien retrouve ses bistouris, le médecin ses auscultations, le pharmacien ses molécules, le radiologue ses clichés, l’infirmière ses injections, le directeur ses dossiers et Bernard Debré son secteur privé…
Dans notre pays colbertiste et bonapartiste, les réformes succèdent aux réformes. Elles s’empilent, s’enchevêtrent inextricablement, au grand dam des gestionnaires dont le devoir de réserve (ce fossile anthropologique sans aucune base légale !) confine au mutisme.
Cependant la réalité demeure, elle évolue dans ses manifestations mais observe trois constantes : la naissance, la maladie, la mort. Donc perdure le devoir pour toute société de les prendre en charge et d’adapter les moyens pour ce faire.
Un point focal requiert notre attention et notre vigilance : la santé humaine est un bien de nature très particulière, qui réclame à sa préservation des outils de service public ou d’intérêt général ; c’est la question centrale qui va agiter notre superstructure socio-politique dans les prochaines années, à rebours de la marchandisation qui semble triompher de tout et de tous.
Dans ce champ de la santé, je veux bien que l’initiative privée trouve sa place, toute sa place… c’est-à-dire une place subsidiaire. Parce que, dans leur essence, les besoins de santé qui relèvent du superflu ou du facultatif le sont aussi, subsidiaires. Et le reste, tout le reste doit échapper aux logiques du profit.
Toutes distinctions secondaires : entre établissements publics ou privés non lucratifs, entre statuts ou conventions collectives, toute théorie momentanément en vogue jusqu’à preuve de son inefficacité, tout sigle à la mode ‑ T2A ou HPST ‑ jusqu’à démonstration de ses limitations, devraient être relativisées. Une idée neuve ressurgit, qui vaut un investissement intellectuel de grande ampleur et réclame de chacun un positionnement clair : le service public hospitalier.
Juin 2010 :
Plus d’Europe, vite !
L’Europe se languit depuis les ratages des traités de Lisbonne et de Nice et l’échec référendaire dans deux pays fondateurs, que n’ont pas compensé les validations parlementaires un peu bricolées et les rafistolages du Traité, dans un contexte d’affaissement de la volonté de construire une Union politique : la flamme, parfois, semble vaciller.
L’Europe, si elle ne se meurt pas, paraît ces derniers temps sérieusement malade, la crise des économies nationales ‑ qu’on a préféré appeler « crise grecque » pour ne regarder que la partie émergée de l’iceberg ‑ étant aggravée par les mouvements erratiques de la finance internationale, laquelle semble en mesure de mettre en faillite un pays, de lézarder l’euro et conforter durablement l’égoïsme sacré des Etats nationaux.
Pour sauver l’Union européenne, Il faut un « supplément d’âme » comme disait l’un de nos présidents ; et comme disait le suivant « L’Europe n’est pas une manufacture. Elle n’est pas qu’un marché ».
Jusque-là, je n’aurai fait que rappeler des lieux communs. Soyons plus originaux dans le domaine qui nous concerne. Car pourquoi ne pas pousser les feux de l’Europe de la santé ?
Pour l’instant certes, la santé n’est pas l’un des « Trois piliers » de l’Union ni du Traité dans la rédaction actuelle de son titre XIV.
Mais un traité, cela ce change… surtout si c’est l’Union même qui est en danger. En le changeant, on resterait d’ailleurs dans le droit fil de l’Histoire. Car si les axes de l’Europe furent le charbon et l’acier en 1951, la production agricole en 1957, c’est parce que c’étaient alors des priorités vitales. Pour redonner une impulsion décisive, il faut mobiliser les euro-citoyens sur des questions qu’ils jugent primordiales aujourd’hui, et de surcroît cela distinguerait la vieille Europe des économies productivistes émergentes en exprimant le cœur du modèle social qu’elle prétend incarner.
Si nous ne construisons pas ce modèle, ce référentiel, ce paradigme, alors l’Europe se résignera à courir derrière la finance anglo-saxonne, la technologie asiatique, la culture Google ; et la loi marchande sera la loi unique d’un monde globalisé.
Les Européens iront de plus en plus nombreux se faire greffer en Thaïlande, opérer en Tunisie, liposucer au Maroc, lifter en Afrique du Sud, interpréter leur scanner en Inde… Et s’installera à grands vols de charters un tourisme de la santé.
Mai 2011
Sacrée médecine : histoire et devenir d’un sanctuaire de la Raison
Plaidoyer pour une voie républicaine originale qui se dégagerait d’un absolutisme scientiste séculaire, le livre de deux universitaires (Jean Baubérot & Raphaël Liogier) étrangers au monde médical tente de décrypter l’histoire et de penser une médecine au service de l’homme, nouvelle médecine à la fois plus scientifique et plus humaine, moins mystérieuse et arrogante, moins froide aussi, et pourtant tout aussi, sinon plus efficace.
Alors, le professionnel de santé un peu frileux va peut-être l’aborder avec un préjugé dédaigneux ou défavorable… et il aurait tort, car les auteurs mettent le doigt avec subtilité et clarté sur un certain nombre de points sensibles de la médecine actuelle.
Et nous citerons un paragraphe de la conclusion, cruellement lucide : « On nous dit que notre service public est inadapté – dans sa forme comment le nier ! – Mais ne tente-t-on pas par-là de le délégitimer et de l’abattre dans le fond, à force de faire accroire, sous prétexte d’inadaptation formelle, à la désuétude de ses principes fondamentaux ? »
Juin 2011 :
Grèce, premier acte ?
Pourquoi évoquer ici une crise qui est « purement » financière ? Mais parce qu’il faudrait être obtus pour ne pas discerner qu’elle aura, si elle s’étend comme évoqué, de gigantesques conséquences sociales et sanitaires.
Directement et à court terme : pour assainir les comptes, les dépenses sociales et de santé seront dans la première charrette. Le traitement infligé par le FMI est toujours le même : diminution des dépenses publiques et privatisation des services publics. Avec pour corollaire le creusement d’un double fossé, entre ceux qui ont ou pas besoin des soins ; entre ceux qui ont ou pas les moyens de les payer.
Indirectement et à plus long terme : précarité, désespérance, stress du chômage, surendettement ont, toujours et partout, généré une kyrielle de pathologies au long cours ; voyez comme l’obésité se développe dans les milieux les plus défavorisés.
Notre secteur hospitalier n’est nullement à l’abri de ces évolutions
Songez à cette vogue des années 2000 de transférer aux promoteurs privés non seulement la construction mais la propriété de nos hôpitaux, contre 30 ans de loyers évidemment lucratifs. Tous ces PPP et BEH pour lesquels nous avons manifesté ou feint un engouement grégaire. Aujourd’hui les chambres régionales des comptes jugent ces PPP-BEH « contraignants et aléatoires ». Mais le Gouvernement, qui y avait lourdement incité, se drape de dignité….
Songez au mirage des emprunts sophistiqués vers lequel nous avons marché, dans le désert de subventions évaporées et sous le soleil trompeur des plans Hôpital 2007 puis 2012. Aujourd’hui plusieurs CRC voient dans ces emprunts « une démarche spéculative à la pertinence non avérée ». Ainsi les yeux se dessilleront et les ténèbres se dissiperont ! Mais le Gouvernement, qui y avait fortement poussé, s’enveloppe de silence….
Le maintien de l’autonomie des personnes âgées est décrété grande cause nationale, et dans le même temps tout favorise la montée en charge du secteur privé qui crée désormais entre 60 % et 70 % des nouvelles places d’EHPAD…
Le ministère et les ARS font de la réduction des inégalités de santé un objectif primordial, mais de 1990 à 2010, le montant moyen des dépassements d’honoraires des spécialistes est passé de 25 à 54 % et la proportion de ceux qui les pratiquent a doublé… Et cela ne suffit pas : l’OCDE recommande à la France de « mieux maîtriser ses dépenses publiques de santé ».
La fin de la pièce n’est certes pas écrite et ne sera peut-être pas tragique ? Nous n’en prenons pas le chemin.
Octobre 2011 :
Un soupçon de morale ?
Ceux qui ces derniers mois ont eu le loisir et la patience de regarder sur la Chaîne parlementaire les auditions conduites avec intelligence et fermeté par le médecin et sénateur François Autain, dans le cadre de la mission Mediator, auront été affligés au spectacle de hauts responsables poussés dans leurs retranchements, yeux baissés ou regard fuyant, transpirants ou agités, trahissant rétrospectivement une amoralité irrémédiable…
Mais ces comportement immoraux et parfois illégaux ne sont que la pointe visible de l’iceberg.
La partie immergée, la plus dangereuse pour le vaisseau sanitaire, ce sont la couardise à bas bruit, la lâcheté quotidienne, l’atermoiement comme stratégie, et toujours la prévalence du carriérisme individuel sur l’intérêt général. Face à ce mal proliférant, un enseignement plus énergique de la morale est évidemment nécessaire.
Mais sera-ce suffisant ? L’histoire répond par la négative : car les tendances lourdes des appareils administratifs et sociaux découlent d’abord des choix politiques, de l’idéologie dominante, des valeurs promues ou négligées. Sans action citoyenne sur ces champs, assortie d’un débat démocratique vigoureux, le discours moral ‑ qui de surcroît n’est jamais neutre ‑ n’est qu’alibi ou placebo.
Plus que jamais, il faut d’abord relancer une réflexion rigoureuse sur le service public, sa finalité, son périmètre, ses outils, ses moyens, les statuts et la déontologie de ceux qui le servent.
Juin 2013 :
Bas les pattes M. Barroso !
Les prestations sociales ? Leur normalisation libérale est déjà largement engagée : voir récemment la mise en demeure infligée à la France par la Commission d’avoir à « réformer », donc sabrer, ses régimes de retraite par répartition. Ceux par capitalisation ? La Commission ne se sent pas concernée, donc liberté, liberté chérie pour tous les marchands de produits de prévoyance et d’assurance, de solidarité fictive, pseudo mutuelles, loups déguisés en agneaux.
Les prestations de santé ? Elles semblent protégées par le Traité de Maastricht du 7 février 1992, qui affirme que la Commission n’a pas attribution pour prendre des directives dans ce domaine.
Mais pour combien de temps encore ? Car chacun observe que la majorité des pays membres de l’Union glisse vers la privatisation et la marchandisation des prestations de santé.
Des puissances financières lorgnent depuis si longtemps sur ce marché ! Car marché juteux il y a, dès lors qu’on l’aura dépecé par appartements : aux opérateurs privés la patientèle solvable, aux assistances publiques les pauvres, malades chroniques, apatrides ou malchanceux.
Après la démolition de l’exception culturelle française, « réactionnaire et nationaliste » selon M. Barroso, vous allez adorer la mise en extinction de la santé publique, archaïque et onéreuse.
Juillet 2014 :
Du protocole pertinent à la norme obligatoire :
vers une médecine encadrée ?
Affaire Delépine : le sentiment que je veux simplement livrer est celui d’un malaise face aux arguments que l’AP-HP met en avant :
« Mme Delépine fait l’objet de controverses depuis plusieurs années (…) elle prend en charge des adultes alors qu’elle n’en a pas l’autorisation (…) les recommandations de bonne pratique ne sont pas respectées (…) la tenue de RCPI n’est pas appliquée »
Et surtout, excusez la longue citation :
« Elle fait état de résultats chiffrés très favorables (80 %) concernant la survie à 5 ans d’enfants traités selon un protocole original, différent des traitements habituellement utilisés par les équipes françaises et européennes. Ce protocole n’a jamais été soumis à une évaluation par les pairs ou par un CPP avant sa mise en place. Les résultats affichés ne sont étayés par aucune évaluation ayant fait l’objet d’une analyse objective et/ou d’une publication dans les dix dernières années ».
Si donc je lis bien, l’AP-HP ne conteste pas le chiffre de 80 % de survies à 5 ans ; ce qui la froisse c’est que ce taux est obtenu… grâce à un protocole non validé.
Car enfin, l’AP-HP ne dit pas que l’équipe de Mme Delépine était dangereuse ; qu’elle privait les jeunes patients d’une chance de survie… puisqu’en tout état de cause elle prenait en charge des enfants condamnés par la médecine protocolaire. Elle n’a jamais été inquiétée par le Conseil de l’ordre des médecins.
Le petit espace de liberté de médecins qui ‑ à tort ou à raison, mais en conscience et sans aggraver de risque ‑ s’affranchissent de protocoles dans des situations non-standard, donc hors du domaine de définition des protocoles et pour des patients hors limites thérapeutiques… c’était donc encore trop insupportable ?
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[1] Ah ! l’énorme coût d’exploitation d’un lit vide…
[2] Pr Philippe Even : Les scandales des hôpitaux de Paris et de l’hôpital Pompidou, Le Cherche-Midi éditeur.
[3] Selon le désormais célèbre principe politique : « Parce que moi c’est moi et que lui c’est lui ».
[4] en moyenne statistique, les complémentaires ne couvrent qu’un tiers de ces dépassements ; et 7 % des Français, notamment les plus pauvres, n’ont pas de complémentaire…
[5] 14 % de la population renonce de ce chef à se soigner, toujours selon l’Irdes