2017 07 25 : Bientôt, grève des enseignants ?

Il y a quelques années encore, j’eusse écrit : Bientôt, grève des enseignants.

Le « ? » aurait été inutile, l’interrogation hors de propos ; le questionnement aurait uniquement porté sur : Demain ? La semaine prochaine ? Le mois prochain ? Au pire Au prochain trimestre ?

Oui mais voilà, tout fout le camp, même chez les enseignants.

Comme les hauts fourneaux de Hayange, les brasiers syndicaux très doucement s’éteignent. Dans les années 80, on était sur une moyenne de 1,5 millions de journées de grève par an ; on est tombé en-dessous de 0,2 million dans les années 2012-2016.

Pour 750 000 profs, cela fait à peine 0,3 jour par an et par tête de pipe (excusez-moi, on ne fume plus en classe, alors par tête d’oeuf).

Misère, misère !

Mais n’est-ce pas là une vision trop simpliste ?

Car j’ai connu, j’ai éprouvé la période luxuriante des grèves abondantes, c’était en l’an de grâce et de grèves 1994. Mais cette année-là c’étaient surtout les lycéens qui grognaient, contre le Contrat d’insertion professionnelle (CIP).

Oui mais voilà, un ami au rectorat m’avait prévenu que le ministre (en l’occurrence le brave François Bayrou) avait diffusé des instructions impérieuses aux chefs d’établissements : rappeler à l’ordre élèves et parents pour les dissuader d’aller aux manifs. Nous nous étions amusés de voir qu’on nous sortait donc la même propagande à 25 ans de distance car en 68 déjà manifs et occupations d’établissements allaient « vous faire louper le bac et ruiner vos carrières ».

Oui mais re-voilà, j’adore les enseignants rebelles, un peu moins les proviseurs compulsivement dociles et leurs adjoints tout autant tremblants à lire les circulaires et directives ministérielles.

Oui mais re-re-voilà, donc comme pressenti nous reçûmes un papier moralisateur, un peu torve, du principal d’un LEP où prospérait l’une de nos filles. Je précise, un LEP de mon Val à moi (pas le Val-de-Grâce, non, le Val-d’Oise), missive un peu oblique qui finissait par clairement nous enjoindre de jouer… les briseurs de grève. Dès lors que ce n’était pas une grève des profs !

L’équipe de Direction et d’Education
à
Mesdames et Messieurs les Parents des élèves et étudiants
94/348
St Ouen l’Aumône, le 16/3/94
Madame, Monsieur,
Nous nous garderons bien de commenter publiquement l’actualité sociale et politique : ce n’est pas notre rôle auprès de vous. Il nous appartient en revanche de vous faire part de nos inquiétudes pour la scolarité de nos élèves, vos enfants, quand se présente une période difficile.
Nous devons donc constater que deux fois de suite un nombre très important d’élèves s’est absenté du Lycée toute une journée pour se rendre à une manifestation.
Nous sommes inquiets pour ces élèves parce que :
1°) Ils violent le contrat éducatif qui leur fait, dans leur intérêt, obligation d’assiduité.
2°) Ils perdent un temps précieux en sacrifiant systématiquement l’une des journées les plus chargées de la semaine le Jeudi.
3°) Ils déclarent se rendre à une manifestation qui a lieu l’après-midi, mais curieusement ils s’absentent toute la journée.
4°) Certains élèves ont fait courir le bruit que le Lycée ou des membres de son personnel incitaient les élèves à quitter les cours. C’est absolument faux.
Nos rapports avec nos élèves sont en général sains, cordiaux et basés sur la confiance réciproque. Nous souhaitons que cela dure. Mais nous ne serions pas leurs partenaires honnêtes si nous ne leur disions pas fermement que leur réussite scolaire est en jeu et que l’absentéisme est l’ennemi numéro 1 du Lycéen.
Nous vous demandons d’intervenir dans le même sens auprès de vos enfants car nous ne doutons pas que vos inquiétudes sont les mêmes que les nôtres.
Veuillez agréer, Madame, Monsieur, l’expression de nos sentiments dévoués,
XXX, Proviseur
XXX, Proviseur-adjoint
XXX, Chef des Travaux
XXX et YYY, Conseillers principaux d’éducation

Ce soir-là il y avait Drucker à la télé, j’eus donc loisir à m’amuser et ma plume, je le confesse, trempa un peu dans la soude caustique, frisant l’insolence dans le mauvais sens du poil :

Jamais sans mon livre (de classe)…

Madame « l’équipe d’éducation »,

Vous m’écrivez le 16 mars pour me dire que des élèves, dont peut être mon enfant, « s’absentent du Lycée et violent le contrat éducatif’.
C’est honteux : encore un contrat mal compris… Sachez nonobstant qu’il n’y a pas de majuscule à lycée lorsqu’il en est plusieurs.

« Ils perdent un temps précieux en sacrifiant systématiquement l’une des journées les plus chargées de la semaine, le Jeudi »
Sachez diantre, Madame l’équipe, que ces sacripants font exprès d’aller à toutes les manifs du jeudi (deux), et jamais à celles du samedi ou du dimanche, comme moi, de mon temps, je manquais la Messe. Sachez aussi qu’il n’y a pas de majuscule à jeudi.

« Ils déclarent se rendre à une manifestation qui a lieu l’après-midi mais curieusement ils s’absentent toute la journée »
Vous avez raison j’ai vérifié : il n’y avait pas de grève du RER ce jour-là ; ah, Madame l’équipe, les jeunes de maintenant… Nous, en 68, pour la barricade vespérale, on se levait à l’aube afin de préparer les cocktails Molotov sans manquer les cours du matin.

« ils font courir le bruit que des enseignants incitent les élèves à quitter les cours. C’est absolument faux ».
Etonnez-vous après, Madame l’équipe, que votre autorité soit en miettes, si par peur du Recteur, vous niez l’évidence : 100 ou 200 élèves ont bien entendu tel ou tel prof les encourager à manifester…

« Nos rapports avec nos élèves sont en général sains, cordiaux et basés sur la confiance réciproque »
Ils ont bien du mérite ces petits ; ce serait moi, Madame l’équipe…. Sachez encore qu’on ne dit pas « basé sur » mais « fondé sur« .

 « Leur réussite scolaire est en jeu »
Oh que c’est vrai ! Vous êtes sûre, Madame l’équipe, que ces quelques jours d’absence vont ruiner leur année scolaire ; d’ailleurs, lorsqu’il y a réunion de « concertation pédagogique » ou grève (légitime) des enseignants, vous veillez, toujours, systématiquement, au remplacement pour que les cours soient assurés…

« L’absentéisme est l’ennemi numéro 1 du Lycéen. »
Et l’absentéisme d’embauche est l’ennemi n° 1bis du futur chômeur. Sachez derechef (de CRS) qu’il n’y a pas de majuscule à lycéen, même lorsqu’il en est plusieurs et des dizaines de milliers dans la rue.

« Nous ne doutons pas que vos inquiétudes sont les mêmes que les nôtres »
Pas exactement, Madame l’équipe :

Si je ne craignais de verser dans le poujadisme anti-fonctionnaires, je dirais que la garantie de l’emploi dont vous bénéficiez vous empêche de voir :
● que la 1ère inquiétude des lycéens et de leurs parents c’est d’abord l’avenir ;
● que manquer la classe pour aller gambader dans l’herbe, ce ne serait pas bien, surtout par ce temps ; mais qu’aller à une manif pour leur avenir et leurs garanties, ce n’est pas forcément un prétexte, c’est plus légitime, Mademoiselle l’équipe, que vos râlements de vieille fille.

Rassurez-vous, Mémé l’équipe : nos enfants continueront d’aller aux manifs, mais avec leurs livres, pour réviser entre deux charges de C.R.S.

Et merci de votre hauteur de vue, qui nous rappelle une autre époque. Il est surprenant que les jeunes ne vous coiffent pas du bonnet d’âne, comme nous l’avions fait, nous, au temps du plein emploi…

C.I.P. C.I.P. C.I.P. HOURRA

Ma fille en subit, les trois mois restants, des regards mauvais, et des propos indignés en conseil de classe. Quant à moi, me rendant à l’entretien trimestriel d’usage avec le prof principal, j’eus droit à sa plus parfaite amabilité et même à ses sourires radieux… Un insoumis ? Le ver était dans le fruit et regardait Bayrou ?

Il faut dire que dans l’intervalle Balladur un peu mou avait retiré le projet CIP.

Vingt ans plus tard, il arrive encore, par quelque nuit bien noire, qu’une silhouette furtive enrobée d’un long manteau, d’une ample écharpe et d’un sombre feutre, qu’un enseignant donc vienne frapper à ma porte pour me demander une copie du « brûlot »…

25 juillet 2017