Ce roman battit un record de ventes à sa parution en Italie en 2010. Sa publication en France l’année suivante reçut également la faveur d’un large public ; et moi je ne me suis décidé à le lire… qu’en 2016. J’ai souvent du retard à l’allumage car je me méfie un peu des livres à succès ; je crois avoir eu souvent raison, mais parfois je me suis bien trompé.
En l’occurrence ce fut le cas : ce roman est captivant.
Il nous transporte en 2001 à Piombino, petite ville littorale de Toscane. On peut à première vue le tenir pour un banal roman social ; il donne à voir des personnes ordinaires, dans un contexte devenu ordinaire : une ville en déconfiture dont l’aciérie (qui donne son titre au récit) périclite, menacée de délocalisation ; des barres d’immeubles en décrépitude ; et bien sûr des zones commerciales désolantes.
Si je m’en tiens à ce résumé, ce roman-vérité misérabiliste vous ne l’ouvrirez pas ! Et pourtant…
Ce qui saisit d’emblée, c’est que le récit inventorie crument tous les contrastes et contradictions frontales voire antagonistes de cet univers :
– Entre les héroïnes principales, deux filles de 13 ans, Francesca la blonde et Anna la brune, avides de liberté dans un microcosme qui les oppresse.
– Entre les mères qui se coltinent les corvées, parfois tentées de brèves velléités de résistance, et leurs maris qui s’avachissent devant la télé.
– Entre la morale édifiante qu’affichent ces « chefs de famille » et leur comportement réel, l’un tricheur, menteur, fugueur et trafiquant minable, l’autre violent et sourdement obsédé par le corps de sa fille qui prend forme féminine.
– Entre le soleil, la mer, les odeurs de la côte Tyrrhénienne, et la noirceur puante de l’aciérie (imaginez Hayange entre La Grande Motte et Palavas).
– Entre la misère de Piombino et la cruelle mais infranchissable proximité de l’opulente île d’Elbe à dix kilomètres au large (imaginez Hayange en face de Saint-Tropez).
– Entre les journées de travail exténuantes et dangereuses des ouvriers, et leur évasion dans la coke, les films pornos et les soirées sex-shows et lap-dance d’une boîte de nuit crasseuse .
– Entre l’exhibitionnisme ingénu des deux gamines qui se dénudent, s’enlacent, se caressent à la fenêtre de leur immeuble, et la concupiscence clandestine des dizaines d’hommes qui les lorgnent.
– Entre la posture sévère des pères et la raillerie de leurs filles qui les appellent les « babouins ».
– Entre Francesca qui caresse Anna mais aime quand même les garçons, et Anna qui semble attirée uniquement par le saphisme.
– Entre le purgatoire de relations humaines délabrées et le paradis de ces amours enfantines.
– Entre la coulée dantesque de l’acier et la fusion parfois orageuse des caractères des deux ragazzine, qui se fâchent à mort mais ne rompent jamais.
Mais au-delà de cet éclairage saturé d’ombres et de lumières, Avallone tisse en filigrane la représentation délicatement nuancée :
– De l’éveil sensuel des jeunes filles, depuis leurs agaceries pour allumer les regards masculins jusqu’au plaisir qu’elles explorent entre elles.
– De la jalousie silencieuse des autres filles, qui n’attirent pas les regards, considérées comme laides, frustrées par la stupidité des canons de la beauté qui ostracisent implacablement qui n’y satisfait pas.
– D’une solidarité subsidiaire, par devers tout, chez certains de ces hommes et femmes après l’affaissement des piliers traditionnels du Parti, du Syndicat et de l’Eglise.
– De la capacité de ces jeunes filles à trouver néanmoins, difficilement, non sans détours ni errements, un chemin et une stabilité, « parfaitement accordées l’une à l’autre ».
Tout au long de la lecture j’éprouvai le souvenir de semblables cités sidérurgiques dans ma Lorraine natale. Pont-à-Mousson, Hayange, c’était pourtant 30 ans plus tôt, sous un ciel souvent gris et froid, sans golfes clairs ni île d’Elbe ; mais la crise tous en parlaient déjà.
J’y connus les mêmes gaillards durs au travail, fiers de contribuer à l’industrie lourde ; et lus ces « brèves » de l’Est Républicain déplorant la mort d’un ouvrier happé par un engin, calciné par une coulée, annihilé instantanément en tombant dans le gueulard du haut fourneau.
J’y croisai les mêmes femmes percluses de tâches, dignes et fières en élevant les marmots, balayant devant leur porte et le vendredi soir allant dépenser la paie dans les magasins de la cité, rendre cette paie au patron plutôt, puisque ces commerces lui appartenaient aussi.
J’y reluquai des gamines aussi effrontées qu’innocentes qui allumaient le regard des hommes au bal du samedi soir, ou à la fête foraine, montrant leurs cuisses et même leur culotte.
Certains comparent Silvia Avallone à Emile Zola ; alors là non, pas moi !
Sans déboulonner la statue du père du roman social, j’estime, assuré dans mon opinion car c’était celle de Jaurès, que Zola campe « des personnages trop abstraits, des silhouettes plus que des âmes, des allégories ». Tandis qu’Avallone, elle, certainement pas : ses personnages sont d’une densité humaine remarquable.
Je conclurai d’ailleurs là-dessus : ni linguiste ni critique, je suis incapable d’analyser ce qui distingue un grand style d’un faible, un bon romancier d’un médiocre. Mais plus d’un an après avoir refermé D’acier, Francesca la blonde et Anna la brune visitent encore mon esprit. C’est pour moi l’indice incontestable du bon roman.
12 juillet 2017