2017 07 04 : La turista mondiale, ce sera sans moi

Tout au long de ma vie active, j’ai énormément travaillé, peut-être trop, pour des résultats socialement utiles plutôt minces, mais pas nuls quand même.

Ce qui me soutenait alors dans mes horaires excessivement chargés, quand je pensais au temps soustrait à ma famille, mais aussi à tous les livres que je ne trouvais pas le temps de lire, à ces musiques que je n’avais la disponibilité d’aller entendre, à ces voyages que je n’avais le loisir d’entreprendre, c’est que je me disais : ce sera pour l’heureux temps de la retraite.

Ce temps heureux m’est heureusement advenu, j’apprécie quotidiennement le privilège de donner enfin libre cours à ma soif de lectures et d‘écoutes, nuancé du regret que le temps insuffisamment consacré à mes enfants, lui, ne se rattrapera pas ; mais chut ! cela doit rester entre nous.

Alors les voyages ? J’en avais caressé maints projets, fixé des destinations, tracé des itinéraires : Grèce et Italie, Espagne et Portugal, Corée et Japon, Eden et Egypte, Brésil et Mexique, Antilles et Cuba… bref rien que de très conventionnel mais tellement fascinant !

Mais voilà que ce soir c’est décidé, sur tous ces plans de vol, je tire un trait ; toutes ces feuilles de routes je les déchire sans appel et sans remord.

Incapacité financière ? Un peu sans doute, mais pas déterminante, puisque d’ailleurs je vous dis que c’est sans remord.

Attirance irrépressible pour le home sweet home du vieillard ? Pas du tout ! Je ne suis pas encore cacochyme et n’ai pas d’attachement pour un home familial ou ancestral.

Plus mon petit Liré, que le mont Palatin, pour emprunter les vers de notre doux Joachim ? Peut-être un peu, quoique je ne sache où situer mon Liré et n’aie jamais entrevu les splendeurs du Palatin.  N’ayant pas de racines je pourrais donc avoir des ailes.

Non, ce qui seul détermine mon refus, mon rejet, ma répulsion des voyages au long cours, c’est ce que je lis dans les gazettes, ce que je vois dans les télés, encore ce soir s’agissant de la pauvre Santorin : les tonnes de CO2 larguées dans notre fragile atmosphère par les autocars tocards, les paquebots pas beaux et les airbus minus ; les troupeaux de touristes déversés sur les sites y brandissant leur perche à portable, leurs euros et leur avidité de brunch, de lunch, bref de big food, typical, yes, and all-you-can-eat !

Et donc ce qui cristallise ma décision, ce sont les protestations, les révoltes des indigènes de Venise, Florence, Rome, Barcelone, Grenade, Lisbonne, Istanbul, Izmir, Rio, Pékin, Phuket, Malacca, Tahiti, Saint-Malo, Nice, Vaison-La-Romaine et donc Thíra (n’attendez pas dans mon énumération les autochtones de Saint-Tropez ou Paris : il n’y en a plus… ni de Las Vegas, il n’y en a jamais eu…).

Dans ma jeunesse, lorsqu’on évoquait la turista, c’était pour nous mettre en garde contre les désagréments de cette diarrhée bactérienne ou virale jetant sur le flanc pour trois jours le touriste novice ne respectant pas des règles d’hygiène alimentaire ou manuelle strictes. Aujourd’hui cet aléa touristique est en régression car les autorités des pays d’accueil veillent au bien-être de leurs hôtes comme à leur réputation et donc à leurs ressources.

La turista du XXIe siècle, c’est cette endémie incurable, cette diarrhée non infectieuse mais incommodante : l’afflux par milliers et millions d’allogènes bariolés, selfisants, souvent braillants et perturbants, parfois grossiers et agressifs. A tel point que de plus en plus, un peu partout, surviennent les protestations, pétitions, manifestations des gens du cru contre cette dévastation de sauterelles.

Alors, moi, me joindre à cette pullulation ? Etre l’un des stridulants du nuage ? Merci bien ! Vous observerez que je n’ai pas osé la métaphore avec un troupeau de moutons bêlants : je respecte la gent ovine. En outre si touristes et brebis ont un point commun : brouter si ras l’herbage que la repousse en est difficile, ils ont une différence : les crottes déposées par les unes sont inoffensives pour le site, tandis que les déchets solides et liquides largués par les autres, je vous dis pas.

Certes, vous allez me faire le sermon de l’infinitésimal : me prouverez que si je m’abstiens, monade parmi des millions d’autres, mon renoncement n’induira aucune amélioration mesurable. Mais au moins de cette mer, de cette marée pestilentielle plutôt, je ne serai pas la gouttelette supplémentaire.

Je réserverai donc mon appétence de mobilité aux coins les moins envahis de notre beau pays, il y en a tant et plus ; et puis, comme le chantait notre cher Léo :

Les ports c’est con
Les gares aussi
Quant aux Orly
N’en parlons pas
J’aime bien ma taule
Et mes bouquins
J’voyage en douce
Ça m’coûte rien.

Ferré (Léo) – Les gares et les ports – 1966-1967 l’Age d’or

4 juillet 2017