2017 06 23 : Leïla Slimani, romancière marxiste

On ne présente plus Leïla Slimani depuis qu’elle a obtenu le prix Goncourt 2016 pour son roman Chanson douce, qui a rencontré un énorme succès public avec 600 000 exemplaires vendus.

Le lectorat n’a pas tort, Chanson douce est un roman fascinant. Pas pour son intrigue, car Leïla Slimani a l’habileté diabolique de nous révéler le dénouement dès les deux premières phrases : « Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. »

Habileté diabolique, car dès ce moment le lecteur ne lâchera plus le livre, non pour en savoir la fin comme dans un polar, mais pour comprendre. Essayer de comprendre.

Pourquoi Louise, la nounou, a assassiné les deux enfants qu’elle gardait chez Paul, producteur de musique et Myriam, avocate ?

Gentils archétypes de bobos parisiens résidant rue d’Hauteville, dans un Xe arrondissement autrefois populaire mais maintenant dévasté, comme tant d’autres, par la gentrification. Tandis que Louise, la nounou, habite, elle, un pauvre petit studio dans une vilaine banlieue au-delà de Saint-Maur-des-Fossés.

Paul et Myriam ne sont pas des nantis, non : ils font leurs courses au Monoprix du boulevard Saint-Denis ; ils sont humains ; très vite ils adorent cette nounou qui s’occupe si bien des enfants. A tel point que lorsqu’une institutrice déclare à Myriam « C’est le mal du siècle ! Tous ces pauvres enfants sont livrés à eux-mêmes, pendant que les deux parents sont dévorés par la même ambition. » loin d’éprouver un doute sur son choix de garde, elle considère cette instit comme une vieille harpie misogyne.

Satire sociale ? Oui mais le mode de vie et la mentalité de Paul et Myriam nous sont dévoilés avec infiniment de finesse, sans jamais charger ; les touches légères n’en sont que plus cruelles, une férocité de plume qui à mon avis a dû ravir Leïla Slimani.

Malgré la volonté un peu lourdingue de nos bobos de la bien traiter et considérer, Louise nounou elle est, nounou elle reste, « notre nounou » d’ailleurs. Elle-même se considère comme étrangère à leur milieu, ne pratique ni leur langue ni leurs conventions. En vacances, elle ne sait pas nager ? Eh bien Paul lui achète de jolies bouées-brassards d’enfant : le venin commence à se diffuser.

Cruauté contre cruauté ? Evidemment celle de la nounou n’est pas dans la même dimension. Pourquoi Louise a-t-elle tué ? On obtient de temps en temps quelques indices, tels de petits cailloux blancs, nommés Stéphanie, Jacques, Wafa, Hervé, Hector, ou les sommations pour dettes…

Mais la scène de crime qui se dévoile peu à peu et vient armer le délire mélancolique de Louise, c’est le gouffre social, culturel, mental, existentiel, qui sépare ces personnages, prisonniers de leurs appartenances de classe.

On connaît la célèbre citation de Karl Marx « C’est l’existence sociale des hommes qui détermine leur conscience ». En dépit de leur bonne volonté, de leur prétention à l’objectivité, à la raison pure, à l’humanisme désincarné, à travers et envers Paul et Myriam, Chanson douce en est une implacable illustration.

Voilà pourquoi Leïla Slimani est une romancière marxiste.

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Moins connu, parce que paru deux ans avant, son premier roman, Dans le jardin de l’ogre, est tout autant remarquable.

Pour d’autres raisons : il nous dépeint la vie, les tourments, les remords et les incessantes rechutes d’Adèle, jeune femme bien sous tous rapports, si j’ose dire, vivant dans l’aisance, exerçant un métier noble, journaliste ; tout autant que son mari Richard, praticien hospitalo-universitaire à l’Hôpital Pompidou.

Mais Adèle vit un calvaire : ses affres, repentances et récidives sont celles du plaisir sexuel « ce bourreau sans merci » souvent évoqué par Baudelaire. Adèle est ce qu’on nomme une nymphomane (qu’on nommait ? Je ne sais comment le « langagièrement correct » désigne maintenant cette affection : trouble obsessionnel compulsif, syndrome bipolaire, addiction sexuelle ou encore hypersexualité ?)  Pathologie souvent imaginaire ou inventée d’ailleurs, lorsqu’il s’agit de femmes qui, emprisonnées dans le carcan des conventions sociales, des interdits religieux, des grands principes de morale… ne peuvent tout simplement assouvir ni assumer leur libido exubérante.

Leïla Slimani ne « romance » pas son sujet : les tourments psychologiques et jouissances physiologiques d’Adèle sont très explicitement exposés. Et la lisant je pensais (une fois encore, comme à propos d’autres romans et d’autres romancières) que seule une femme pouvait écrire ainsi, avec tant de justesse et de finesse, tant de pudeur dans l’impudeur.

Comment s’achève le récit ? Je ne vous le dirai évidemment pas, et d’ailleurs Leïla Slimani non plus ; pas directement en tout cas…

23 juin 2017