2017 01 20 : Avec Molière, à l’école des femmes… quelle leçon !

Le grand Molière n’a cessé, à travers toute son œuvre, de vanter la subtilité féminine.

Certes il ne manque pas d’égratigner les précieuses ridicules, les femmes savantes, au point que ces péronnelles et pédantes sont devenues des archétypes qui n’ont pas vieilli… Mais c’est pour mieux célébrer l’esprit féminin qui, lorsqu’il ne s’égare pas à singer les hommes de son temps (ou du notre) dans leur vanité, leur prétention, leur vernis culturel, montre alors de combien il leur est supérieur.

Car chez Molière les personnages féminins sont presque toujours plus perspicaces que les hommes niais, crédules ou balourds.

L’hypocrisie et la manipulation de Tartuffe, ce n’est pas Orgon qui les démasque, mais Elmire et Dorine. Dans Le Bourgeois gentilhomme ce sont Nicole et Mme Jourdain qui moquent lucidement des délires de Jourdain. Et même dans Le Festin de Pierre, où Dom Juan traite les femmes comme de simples objets de conquête éphémère, le seul personnage à manifester une authentique grandeur, alors que Sganarelle son valet cumule hypocrisie, lâcheté et bouffonnerie, et que son père Dom Louis n’est qu’une caricature de la vertu rigide, c’est son épouse bafouée Done Elvire qui profèrera sur lui les sentences les plus fortes.

Mais la pièce où la supériorité féminine, telle que la perçoit Molière, ressort le plus subtilement est à mon sens L’école des femmes.

Agnès au départ semble une petite dinde promise à la longue pénitence d’un mariage arrangé, puisque tel est le dessein mené de longue main par Arnolphe, son tuteur. Barbon d’âge mûr obsédé par le risque d’être cocu, il a fait élever sa pupille chez des religieuses dans l’ignorance totale des choses de l’amour et du cœur. Il a calculé que quand elle sera à point alors il l’épousera vite fait bien fait. Agnès semble donc promise à passer de la réclusion du couvent à celle du mariage cloîtré ; ainsi Arnolphe sera comblé, assuré quant à lui de jouir sans risque du bonheur conjugal.

Quiconque a vu ou lu la pièce sait qu’il n’en sera évidemment rien.

Mais la scène où se révèle le propos de Molière est sans conteste la scène V de l’acte II. Avant que le mariage soit annoncé, ayant dû s’absenter pour affaires, Arnolphe a laissé des consignes aux domestiques pour qu’Agnès demeure comme d’habitude recluse et ne rencontre ni de près ni de loin aucun homme. Ce qui ne fut le cas : Agnès a conversé à plusieurs reprises avec un mignon blondinet, Horace. Ce qui est rapporté à Arnolphe : le soupçon le ronge et il convoque Agnès pour voir si elle va lui avouer spontanément ce commerce.

Au long des dix petites minutes de cette scène l’ambiguïté est totale car soigneusement agencée : Agnès est-elle innocente et raconte-t-elle naïvement ses entrevues avec Horace ? Ou au contraire joue-t-elle au plus fin avec la jalousie morbide d’Arnolphe pour le conduire à dévoiler ses projets matrimoniaux ?

Arnolphe, tout à l’obsession de la faire parler, lui demande ce qui s’est passé pendant son absence, Agnès lui susurre « Le petit chat est mort », répartie devenue hyper-célèbre car possiblement à double sens : propos innocent ou allusion grivoise à sa virginité perdue ?

Quelques vers plus loin, deuxième couche de taquinerie moliéresque, lorsqu’Agnès raconte l’une de ses entrevues avec Horace, elle énonce mot par mot, avec la perversité innocente d’un vrai-faux suspense :

Agnès : « il me prenait et les mains et les bras, Et de me les baiser il n’était jamais las » Arnolphe : « Ne vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ? » Agnès : « Hé, il m’a… » Arnolphe : « Quoi ? » Agnès : « Pris… » Arnolphe : « Euh ! » Agnès : « Le… »

Scandale ! A l’époque ce court passage déchaîna la fureur des moralistes bigots qui y virent une allusion presque explicite : Molière grivoisement désignerait le…  le… le sexe féminin bien sûr, après l’allusion au minou ! Ce « Le… » agita les milieux dévots durant tout un hiver, au point que Molière, qui devait jubiler, fit donner l’année suivante un prolongement à succès : La Critique de l’École des femmes.

C’est pourquoi je penche, moi, pour une parfaite complicité entre l’esprit de finesse féminin qui recommençait à prévaloir à l’époque et le génie de Molière qui s’en délectait.

Génie de Molière qui est tout sauf à l’emporte-pièce : car le sinistre Arnolphe, pas plus que l’horrible Tartuffe, le cynique Dom Juan ou le maladif Harpagon, ne sont des caricatures. Les bons metteurs en scène ne s’y trompent d’ailleurs pas qui savent faire ressortir la personnalité complexe et torturée de ces types malfaisants, au point qu’à certains moments, à force de les comprendre on en viendrait à les plaindre également.

L’Ecole des femmes – acte II scène 5
1995 – Michel Galabru &  Emmanuelle Livry mise en scène Robert Manuel

 

L’Ecole des femmes – acte II scène 5
2001 – Pierre Arditi & Agnès Soudillon mise en scène Didier Bezace

 

L’Ecole des femmes – acte II scène 5
2012 – Patrice Vion & Valérie Roumanoff mise en scène Colette Roumanoff

20 janvier 2017