2016 10 07 : Jean-Claude Michéa

Dans le cadre de mes notules et avec mes médiocres compétences dans sa discipline, il me serait impossible de produire un résumé des thèses de ce philosophe.

Car Jean-Claude Michéa est un auteur dense, puissant, qui a publié une quinzaine d’ouvrages, centrés sur le socialisme en tant que philosophie :

▪ autour de l’œuvre de George Orwell :
     Orwell, anarchiste tory
     Orwell éducateur

▪ sur la nature profonde du libéralisme économique, politique et sociétal :
     L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale
     La Double Pensée : retour sur la question libérale

▪ sur le délaissement du peuple et des valeurs populaires par la gauche contemporaine :
     Le Complexe d’Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès
    Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu.

Ma réflexion se focalise ici sur un point : quelles sont les raisons qui portent une bonne partie non seulement de la gauche modérée mais aussi de la gauche intellectuelle radicale à exécrer Michéa ?

► Certes, s’agissant de la gauche modérée, on comprend sa détestation puisque c’est Michéa qui a engagé les hostilités, en estimant que la posture de cette gauche se réduit désormais à être à l’avant-garde des questions de mœurs, de discriminations, réelles certes mais périphériques et dissociables du système capitaliste d’exploitation. Alors que sur le fond politique et économique, elle s’est rangée aux idées de droite et cherche à le dissimuler en « luttant » sur ces seules questions sociétales.

Michéa démonte l’ambiguïté voulue, délibérée, très calculée, de cette gauche dont le « nouveau paradigme » signe sa désertion du combat socialiste, sa répudiation de la réalité de la lutte des classes, son ralliement à l’individualisme consumériste, son progressisme vaseux car déconnecté des intérêts populaires, son aplatissement consensuel devant la « libre concurrence non faussée », cache-sexe de la mondialisation la plus impitoyable, et sa conversion au divin marché de l’UE auquel se réduit toute l’ambition européenne.

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Alors évidemment, cette gauche ne pardonne pas à Michéa sa démonstration, le contraire eût été étonnant !

► Mais que des tenants d’une gauche intellectuelle radicale, qu’on supposerait davantage portés aux débats, aux controverses, aux polémiques, à l’examen attentif et approfondi des thèses, idées, concepts et critiques, bref tout ce qui pourrait venir enrichir leur corps de doctrine, au contraire s’en défient, s’en méfient et même le stigmatisent comme « conservateur, réactionnaire », voire « identitaire »

En fait, leur hostilité n’est pas surprenante mais significative lorsqu’on lit attentivement les ouvrages de Michéa, car ceux-ci illustrent de manière évidente :

▪ Que leur inculture historique est abyssale : sur les concepts de « gauche » et de « socialisme », par exemple, ils ignorent que pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, le socialisme était un courant politique prolétarien, tandis que la gauche était l’appellation que s’était donné la bourgeoisie républicaine. Il fallut l’affaire Dreyfus en 1898 pour qu’une alliance, d’abord uniquement tactique, se noue entre la gauche et le socialisme.

▪ Que leur cécité politique est désolante : ne plus voir ou ne plus savoir qu’il reste un prolétariat aujourd’hui dans notre pays, préférant considérer que les ouvriers sont désormais tous Chinois ou Asiatiques, et ainsi… les gros malins, y trouver le motif « objectif » pour évacuer la lutte des classes qui n’aurait donc plus de substrat, et le socialisme ringard qui n’aurait plus de clientèle politique attitrée.

Or c’est méconnaitre que le prolétaire, dans sa définition socialiste historique, n’a jamais été uniquement l’ouvrier, mais tout travailleur qui ne possède ni capital ni moyens de production en propre. Donc, excusez du peu, si les ouvriers aujourd’hui ne représentent plus en France que 21 % des actifs, le prolétariat au sens historique en représente encore… 74 % même en mettant à part les cadres (18 %) et les travailleurs indépendants et paysans (8 %).

▪ Qu’ils méprisent la culture et le bon sens populaires en considérant avec commisération que toute défense des traditions, des croyances intimes, des décences anciennes, des appartenances, des identités… est conservatrice, réactionnaire.

Là aussi pourtant, qu’ils relisent les penseurs historiques du socialisme avant de s’arroger cette prétention à gommer les particularités « passéistes » ou les cantonner au folklore, et dissoudre le peuple dans un magma « moderne » indifférencié et amorphe. Projet de nivellement qui fait le jeu de, devinez qui ? du néofascisme lepéniste évidemment.

▪ Ils évacuent l’analyse économique et sociale objective, qui distingue des classes concurrentes ou antagonistes, au profit d’une catégorisation subjective et kaléidoscopique, selon de fluctuants sentiments d’appartenance à des styles de pensée, modes de vie, modes intellectuelles, choix culturels.

▪ Mais surtout et c’est le plus significatif, ils avouent n’avoir jamais lu Karl Marx ou en avoir tout oublié. Car la filiation intellectuelle de Michéa avec Marx est évidente, au moins sur deux méthodes fondamentales : ses procédés d’analyse méticuleusement soucieux du réel et du factuel ; son décryptage impitoyable des habillages idéologiques et doctrinaires de la classe dominante, faux-nez divers et changeants de ses intérêts immuables.

Certes, on trouve ça et là des points sur lesquels la pensée de Michéa s’écarte ou contrarie celle de Marx ; et les « intellectuels de gauche » qui l’exècrent en font des gorges chaudes. Ils ne savent donc pas que depuis 150 ans la masse disponible des matériaux d’étude historiques, économiques et sociaux s’est considérablement accrue, et que Marx s’il y avait eu accès aurait lui-même amendé tel ou tel de ses écrits.

7 octobre 2016