Comme je l’écrivais il y a quelques jours, dans les épreuves de ces derniers temps, la littérature est un secours efficace. Mais que lire ?
Je ne citerai pas d’études psychologiques, d’essais traitant des terroristes, que ce soient les sinistres exécutants ou leurs infâmes dirigeants. Je ne suis pas compétent dans cette matière et de toute façon le moment n’est pas venu : trop tard ou trop tôt.
J’évoquerai la littérature qui aide à surmonter le choc. Mais quels œuvres ?
► Certes il me faut mentionner Paris est une fête d’Ernest Hemingway, bouquin dont tout le monde s’entiche et dont les ventes ont soudainement flambé en librairie.
Bof… Non que je mésestime Hemingway ; mais je crois que l’engouement circonstanciel pour ce petit récit (130 pages) tient uniquement à son titre et à sa lecture facile.
Car le contenu n’a que peu de rapport avec ce que vient de connaître Paris. Les lieux ne sont pas les mêmes : la tragédie s’est déroulée dans un quartier que je connais bien (Charonne – Voltaire – Oberkampf) tandis que les souvenirs qu’évoque Hemingway se déroulent à Montparnasse – Luxembourg ; il cite plus particulièrement les rues Notre-Dame-des-Champs que je connais un peu et Delambre que je connais très bien. Et puis le récit se situe dans les années 1921-1926 et de ce Montparnasse des artistes et écrivains cosmopolites en résidence alors, on peine à imaginer les ombres, puisque les bars ou restaurants qu’ils fréquentèrent ont disparu et ceux qui survivent ont tellement changé !
On eût été plus pertinent de mettre en avant d’autres pages d’Hemingway qui témoignent utilement des violences et des horreurs de la guerre, il n’en manque pas…
► Mes lectures de Georges Bernanos remontaient à l’adolescence, donc avant Mai 68. Je ne nomme pas ce point de repère historique par hasard : en effet je suis persuadé que nombre de soixante-huitards devaient à cet écrivain une part de leur sentiment de révolte. J’énonce cela rétrospectivement mais à l’époque j’aurais souri si on m’avait suggéré cette filiation intellectuelle inavouée et nombre de mes amis et camarades s’en seraient carrément esclaffés.
C’est récemment, en commençant à relire Bernanos, que cette réflexion m’est venue. Mais pourquoi revenir à cet auteur passé de mode, depuis longtemps remisé au purgatoire des écrivains du XXe siècle, où la compagnie est d’ailleurs nombreuse et relevée ?
Oui, pourquoi ai-je voulu le relire ? Il y eut, d’abord, ma lecture l’an passé du Prix Goncourt Pas pleurer de Lydie Salvayre. J’apprécie cette romancière depuis son premier livre publié en 1990 et donc le fait qu’elle installe Bernanos comme l’un des personnages de son roman m’a donné envie de m’y replonger ; or chance ! les oeuvres de ce dernier viennent de faire l’objet de deux volumes dans la Pléiade.
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Les Grands Cimetières sous la lune : Il faut d’abord subir 60 pages vieillies, peu intéressantes aujourd’hui sauf pour les historiens de la IIIe République ; et Bernanos n’était pas un sociologue alors son analyse de la société de l’époque est furieusement subjective. Mais soudain, interrompant son bavardage sur de petites polémiques datées, ce passage glaçant :
« J’ai vu là-bas, à Majorque, passer sur la Rambla des camions chargés d’hommes. Ils roulaient avec un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de fête foraine. Les camions étaient gris de la poussière des routes, gris aussi des hommes assis quatre par quatre, les casquettes grises posées de travers et leurs mains allongées sur les pantalons de coutil, bien sagement.
On les raflait chaque soir dans les hameaux perdus, à l’heure où ils reviennent des champs ; ils partaient pour le dernier voyage, la chemise collée aux épaules par la sueur, les bras encore pleins du travail de la journée, laissant la soupe servie sur la table et une femme qui arrive trop tard au seuil du jardin, tout essoufflée, avec le petit balluchon serré dans la serviette neuve : A Dios ! recuerdos ! » (Adieu ! souvenirs !)
(Pléiade, Essais et écrits de combat I, page 400)
Les 150 pages qui suivent expriment une inextinguible indignation, fondée sur ce que voit Bernanos et dirigée contre ceux qui, à la même époque, ne voient pas, ne savent pas voir, ne veulent pas voir, regardent ailleurs.
Alors, lisant plus tard de grands écrivains de gauche, je me suis souvent pris à furieusement regretter qu’ils n’aient pas eu la stature morale de ce Bernanos de droite et catholique témoignant et dénonçant, lui, et avec quelle force rare ! le terrorisme des franquistes de droite et catholiques sitôt qu’il en eut connaissance et sans patauger dans des « scrupules » intellectuels, moraux ou stratégiques qui rétrospectivement nous font honte.
Ce n’est que quelques dizaines d’années plus tard que je lus d’autres textes moins connus mais tout aussi forts de Bernanos, par exemple La France contre les robots publié en 1947 et dont je me sens obligé de citer de longs extraits, tant ils sont visionnaires de ce que notre monde est devenu :
« Les routiers de la guerre de Cent ans, ou, pis encore, les compagnons de Pizarro, étaient assurément des bêtes féroces… Vous auriez demandé à un compagnon de Pizarro s’il se sentait capable d’égorger dix petits enfants, il aurait peut-être répondu par l’affirmative. Mais vingt ? Mais cent ? À défaut d’attendrir leurs cœurs, cette boucherie aurait probablement révolté leurs estomacs ; ils auraient fini par vomir sur leurs mains rouges. Ce vomissement plus ou moins tardif aurait marqué, pour eux, la limite de cruauté qu’on ne saurait dépasser sous peine de devenir un monstre irresponsable, un fou.
Le premier venu, aujourd’hui, du haut des airs, peut liquider en vingt minutes des milliers de petits enfants avec le maximum de confort, et il n’éprouve de nausées qu’en cas de mauvais temps, s’il est, par malheur, sujet au mal d’avion… Ce qui me fait précisément désespérer de l’avenir, c’est que l’écartèlement, l’écorchement, la dilacération de plusieurs milliers d’innocents soit une besogne dont un gentleman peut venir à bout sans salir ses manchettes, ni même son imagination. N’eût-il éventré dans sa vie qu’une seule femme grosse et cette femme fût-elle une Indienne, le compagnon de Pizarro la voyait sans doute parfois reparaître désagréablement dans ses rêves. Le gentleman, lui, n’a rien vu, rien entendu, il n’a touché à rien — c’est la Machine qui a tout fait ; la conscience du gentleman est correcte, sa mémoire s’est seulement enrichie de quelques souvenirs sportifs…
Comprenez-vous maintenant, imbéciles ? Comprenez-vous que ce n’est pas le massacre de milliers d’innocents qui nous invite à désespérer de l’avenir, mais c’est que de telles abominations ne posent déjà même plus de cas de conscience individuel. Seraient-elles dix fois plus atroces encore, elles n’en pèseraient pas davantage…
Quant au cas de conscience collectif, épargnez-moi cette plaisanterie, ne me faites pas rigoler ! Il n’y a pas de conscience collective. Une collectivité n’a pas de conscience. Lorsqu’elle paraît en avoir une, c’est qu’il y subsiste le nombre indispensable de consciences réfractaires, c’est-à-dire d’hommes assez indisciplinés pour ne pas reconnaître à l’État-Dieu le droit de définir le Bien et le Mal…
Depuis la guerre d’Éthiopie et celle d’Espagne, on trouverait peu de choses que le citoyen catholique revêtu d’un uniforme n’ait le droit de se croire permis… comment voudriez-vous que ce chrétien ne se fasse pas, à la longue, de l’État Omnipotent, la même idée qu’un disciple de Hitler ? Si l’on peut tout autoriser ou tout absoudre au nom de la Nation, pourquoi pas au nom d’un Parti, ou de l’homme qui le représente, et qui assume ainsi, par une caricature sacrilège de la Rédemption, les péchés de son peuple ! …
Et ne dites pas qu’il en a toujours été ainsi, qu’un soldat s’est toujours considéré lui-même comme une espèce d’instrument irresponsable, une machine à tuer… Car l’instrument irresponsable de jadis, avec ses deux bras, ses deux jambes, et quelques armes dont l’efficacité n’a guère varié pendant des millénaires… voit maintenant chaque jour son pouvoir de destruction multiplié par d’autres mécaniques, encore plus irresponsables que lui…
J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne se faisait plus chair… Les imbéciles sont capables de discuter indéfiniment sur n’importe quelle question, mais ils se garderont bien de la poser d’une telle manière qu’ils soient forcés d’y répondre…
Ces sortes de considérations sur la guerre révoltent les imbéciles, je le sais. Les imbéciles veulent absolument considérer cette guerre comme une catastrophe imprévisible, pour la raison, sans doute, qu’ils ne l’ont pas prévue. Si, voilà quelque cinquante-cinq ans, n’était pas né en Allemagne un marmot du nom d’Adolphe, et en Italie un autre marmot du nom de Benito, les imbéciles soutiennent imperturbablement que les hommes seraient toujours prêts à interrompre leurs innocents négoces pour tomber dans les bras les uns des autres en pleurant de joie… L’idée ne vient pas aux imbéciles que le corps tout entier refait à mesure cette purulence, qu’il faut en tarir la source…
La Bêtise, en effet, m’apparaît de plus en plus comme la cause première et principale de la corruption des Nations. La seconde, c’est l’avarice. L’ambition des dictateurs ne vient qu’au troisième rang.
Vous accusez le Racisme allemand d’avoir dévasté la terre. Mais, si les Démocraties n’avaient pas été si sottes et si lâches, les Allemands n’auraient jamais osé se dire un peuple de Seigneurs… Aussi longtemps qu’on prendra ou qu’on feindra de prendre cette guerre pour un accident, une anomalie… il sera parfaitement inutile d’attendre quoi que ce soit, sinon de nouvelles déceptions plus sanglantes…
Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des hautes valeurs de la vie… La civilisation actuelle est parfaitement capable de reconstruire à mesure tout ce qu’elle jette par terre, et avec une rapidité croissante. Elle est donc sûre de poursuivre presque indéfiniment ses expériences et ses expériences se feront de plus en plus monstrueuses… »
(Pléiade – Essais et écrits de combat II – page 1033)
19 décembre 2015