Edito DH n° 138 mai-juin 2011 : Grèce, premier acte ?

La génération qui sort actuellement de la vie active fut éduquée dans le souvenir des sinistres présages des années trente, lorsque quelques peuples furent précipités dans la guerre par le totalitarisme et que les démocraties demeurèrent inertes, seuls s’alarmant de l’embrasement à venir des individus ou partis minoritaires, les gouvernants s’enfonçant dans la veulerie, les milieux d’affaires continuant tranquillement d’en faire.

Trois-quarts de siècle plus tard, les affrontements entre grandes puissances ne sont plus ‑ c’est heureux ‑ directement militaires : conflits et batailles se déroulent sur le terrain économique et financier. Mais l’enchaînement des épisodes reste peut-être identique : dans cette hypothèse la Grèce, l’Irlande et le Portugal pourraient bien être les Nankin et Guernica, l’Ethiopie et les Sudètes des temps postmodernes.

Pourquoi évoquer ici cette crise « purement » financière ? Mais parce qu’il faudrait être obtus pour ne pas discerner qu’elle aura, si elle s’étend comme évoqué, de gigantesques conséquences sociales et sanitaires.

Directement et à court terme : pour assainir les comptes et réduire les prélèvements, les dépenses sociales et de santé seront dans la première charrette. Le traitement infligé par le FMI est toujours le même : diminution des dépenses publiques ‑donc des aides et prestations ‑ et privatisation des services publics. Avec pour corollaire le creusement d’un double fossé : entre ceux qui ont ou pas besoin des soins ; entre ceux qui ont ou pas les moyens de les payer.

Indirectement et à plus long terme : précarité sociale, désespérance, stress du chômage, surendettement, ont, toujours et partout, généré une kyrielle de pathologies au long cours : voyez par exemple comment l’obésité se développe dans les milieux les plus défavorisés…

Notre secteur hospitalier n’est nullement à l’abri de ces évolutions ; a-t-il d’ailleurs été épargné par la chimère financière ?

Songez à cette vogue des années 2000 de transférer aux promoteurs privés non seulement la construction mais la propriété de nos hôpitaux, contre 30 ans de loyers évidemment lucratifs (devinez pour qui ?). Tous ces PPP et BEH pour lesquels nous avons manifesté ou feint – prudence hiérarchique oblige ‑ un engouement grégaire… Aujourd’hui, au CH Sud-Francilien de Corbeil, au CH Henri Laborit de Châtellerault, ou ailleurs, les chambres régionales des comptes jugent ces PPP-BEH « contraignants et aléatoires », tiens donc ! Mais le Gouvernement, qui y avait lourdement incité, se drape de dignité….

Songez au mirage des emprunts sophistiqués vers lequel nous avons marché, dans le désert de subventions évaporées et sous le soleil trompeur des plans Hôpital 2007 puis 2012… Aujourd’hui plusieurs CRC voient dans ces emprunts structurés, à l’AP-HM, aux HCL, au CHU de St Etienne, ou ailleurs, « une démarche spéculative à la pertinence non avérée » et une commission d’enquête parlementaire va « faire un état des lieux ». Ainsi les yeux se dessilleront et les ténèbres se dissiperont ! Mais le Gouvernement, qui y avait fortement poussé, s’enveloppe de silence….

Mais encore… L’aide au maintien de l’autonomie des personnes âgées est décrétée grande cause nationale, et dans le même temps tout favorise la montée en charge du secteur privé qui crée désormais entre 60 % et 70 % des nouvelles places d’EHPAD… Le ministère et les ARS font de la réduction des inégalités sociales de santé un objectif primordial, mais de 1990 à 2010, le montant moyen des dépassements d’honoraires des spécialistes est passé de 25 à 54 % du tarif opposable et la proportion de ceux qui les pratiquent a doublé… Et cela ne suffit pas : l’OCDE recommandait par exemple à la France en avril de « mieux maîtriser ses dépenses publiques de santé ».

Tout ceci dans une conjoncture décennale certes marquée par un ralentissement de la croissance, mais en croissance quand même… Alors que sera-ce si le séisme grec se propage au modèle social français ?

La fin de la pièce n’est certes pas écrite et ne sera peut-être pas tragique : le précédent historique que nous évoquions plus haut s’est d’ailleurs bien terminé. Mais que de souffrances et de destructions en cinq ans, qui eussent sans doute été évitées si, dès la montée des périls, les mesures appropriées avaient été prises. Le seront-elles aujourd’hui ? Nous n’en prenons pas le chemin.