La fin de vie tragique de Chantal Sébire, croisement du malheur et d’une volonté farouche d’en finir dignement, aura eu un fort retentissement, pour des milliers d’autres restant dans l’anonymat des jours ordinaires du deuil et de la souffrance. Comme celle de Vincent Humbert qui souleva l’opinion, cette résonance révèle que l’insupportable n’est plus supporté par nos concitoyens.
Notre société semblait rassasiée de libertés, voire pour certains vautrée dans une surabondante permissivité, Mai 1968 lui ayant infligé la calamité libertaire au détriment des obligations et l’abus des droits au préjudice des devoirs. Comme si l’on pouvait tout confondre : individualisme étroit, frénésie de consommation, et libertés fondamentales ! Or le droit de mourir en est une, tout simplement.
Il faut dès lors s’interroger : pourquoi cette liberté-là n’est-elle pas encore consacrée dans notre état de droit ? La liberté n’est pas que la déclinaison progressiste de droits politiques et sociaux, ou la latitude de gérer son bonheur dans son pré, elle s’exerce pareillement à des questions cruelles et difficiles. Elle s’écrit non seulement sur des pages blanches ou roses, mais aussi sur la pluie épaisse et fade, sur la vérité physique, sur la lampe qui s’éteint, sur les refuges détruits, sur les phares écroulés, sur les marches de la mort.
Pourquoi donc notre pays se dérobe sans cesse à instaurer cette liberté majeure ? Quand on tourne et retourne l’interrogation, on finit par admettre que les non-dits religieux et nos profondes racines chrétiennes sont évidemment la seule sinon l’unique raison de ce retard déraisonnable. Si ce n’est la crainte révérencielle d’une mort que nul ne peut regarder fixement et moins encore choisir lucidement, et le dogme que seul le créateur peut retirer la vie qu’il a donnée, par quoi d’autre en effet expliquer ces réticences ?
Or, autant que le respect des croyances, de la foi et de ceux qui les portent, la société des hommes doit à chacun qu’il puisse exercer son libre arbitre. Va-t-on subir encore ce que nous avons enduré lors de la pénible émergence du droit à la contraception en 1965, à l’interruption de grossesse dix ans plus tard ? Les grands combats de Lucien Neuwirth et Simone Veil ne nous ont-ils donc rien enseigné ? Souvenons-nous de ces lobbies spiritualistes qui s’érigeaient en directeurs ‑ pardon dictateurs – de consciences et se partageaient les rôles : les uns s’opposant frontalement à « l’atteinte à la vie » (déjà la vie virtuelle contre la vie réelle !) ; les autres multipliant les arguties sur fond d’« expertises » médicales (dont quatre décennies plus tard il ne reste rien de scientifiquement crédible !).
Dans tout pays démocratique, la liberté est la valeur transcendante, qui ne s’arrête que là où commence celle des autres : le dilemme ne subsiste donc qu’au cas où le malade ne peut ou ne veut accomplir l’autolyse. Dans cette situation, et celle-là seulement, sa liberté doit se concilier celle des professionnels de santé auxquels il demande d’effectuer pour lui le geste fatal. Mais qui donc a jamais envisagé de contraindre un soignant à l’euthanasie ? Ceux qui invoquent ou inventent, face à la requête du malade, un corps médical monolithique, crispé dans un veto immuable, marchant au pas d’on ne sait quel Ordre ancien ou nouveau, attentent à la responsabilité des consciences éclairées.
Pour l’heure, on se disperse encore en débats subalternes. Les soins palliatifs réduiraient fortement (de 95 % dit-on) le nombre de cas où le malade souhaite la mort pour échapper à des souffrances intolérables ? Il reste encore 5 % de situations où celles-ci résistent et subsistent, quelques dizaines de milliers par an ; alors la notion « d’exception à la loi » apparue récemment reste ambiguë quant à la volonté réelle d’établir enfin de plein droit la liberté radicale de choisir sa mort.
Il faut donc une loi. Non pour interdire ou obliger ; simplement pour laisser les médecins -‑ uniquement ceux qui le souhaitent – répondre à la demande de mort que chacun formulera peut-être l’heure venue. Une loi qui ne contraigne à rien, sauf aux précautions évidemment nécessaires pour s’assurer de la détermination du patient. Une loi qui apporte aux soignants-passeurs la protection indispensable contre toute tentative de représailles ultérieures. C’est peu, mais ce sera considérable.
Et notre société, ayant franchi pour elle-même une étape irénique, pourra – agnostiques et croyants confondus – tourner davantage sa soif de liberté et sa faim de charité vers l’enfer du Sud, où maladie, misère, mort et souffrances indicibles frappent non pas quelques dizaines de milliers d’hommes et femmes au terme de leur âge, mais des millions de jeunes adultes, de mères et d’enfants…