2014 09 18 : La Bretagne, le courage, les Bretonnes illettrées… et le petit marquis

Puisqu’il me faut décidément quitter la Bretagne pour n’y revenir que dans plusieurs mois, un an peut-être, ce sera non seulement un peu de poésie que j’emporterai, mais les images les plus fortes : celles des Penn sardin, tête de sardine en breton, surnom donné aux ouvrières qui travaillaient dans les conserveries de poisson. Leur tâche ? Couper la tête, mille fois par jour couper la tête à la sardine, d’un coup de couteau précis pour, du même geste, éviscérer la bête sans l’éventrer…

penn sardines 2Industrie considérable que celle de la sardine à Douarnenez : à l’apogée, vers 1890, 900 chaloupes la pêchent dans la baie et 3 000 femmes de marins de 10 à 80 ans triment dans les conserveries. Malgré une crise importante au début du XXe siècle, dans les années 20 il reste 5 000 marins, 400 bateaux et 25 usines employant 2 000 ouvrières.

L’essor avait commencé au XVIIIe siècle avec la sardine en saumure, plus tard avec l’appertisation et les célèbres boîtes de conserve.

sardinnes 1Cette activité terriblement difficile et risquée (800 marins morts en mer au XXe siècle) aura au moins une conséquence salutaire : libérer le peuple de l’obscurantisme religieux et de la réaction féodale : aux élections, Douarnenez devient républicaine en 1890, radicale en 1902, socialiste en 1919, avant de devenir en 1921 la première municipalité communiste de France. Sauf le quartier du Guerlosquet ou non seulement se situent l’église et le presbytère mais les maisons des patrons-pêcheurs, qui votent immuablement pour le parti de l’Eglise, le parti conservateur.

En janvier 1905 une grève des Penn sardin se déclenche et durera six mois ! Revendication inconcevable de ces femmes : un salaire horaire pour ne plus être payées  au mille, oui, au mille de sardines étêtées-éviscérées…. et ne plus couper la tête jusqu’à 18 heures par jour en pleine saison. Elles feront plier leurs patrons.

rue Louise Michel DouarnenezLe 23 septembre 1923, Sébastien Velly, le maire, est démis par le préfet, pour avoir décidé de donner le nom de Louise Michel à une rue de la ville.


Nouvelle grande grève du 21 novembre 1924 au 6 janvier 1925. Les ouvrières obtiendront un accord favorable, mais le maire Le Flanchec et plusieurs meneurs syndicaux auront été blessés par balle par des hommes de main qui ne seront jamais identifiés.

greves_sardinieres- 1925Un vieux Douarneniste m’a chanté un couplet de leur chanson, qui fut un véritable hymne à l’époque :

 Saluez, riches heureux
Ces pauvres en haillons
Saluez, ce sont eux
Qui gagnent vos millions.

Aux élections municipales suivantes, une ouvrière sera élue au conseil, mais le droit de vote des femmes n’étant pas encore reconnu, elle sera invalidée.

Douarnenez port musée 517Et le maire, Daniel Le Flanchec ? Il sera déporté pour avoir refusé de retirer le drapeau français du fronton de la mairie en 1940 et périra à Buchenwald.

C’est de l’histoire, de l’histoire ancienne, direz-vous. Qu’en reste-t-il dans la mentalité des Douarnenistes ? Je ne sais, mon séjour fut trop court pour me faire une idée. Je reviendrai…

Douarnenez port musée 518Mais en tout cas cette légende des Penn sardin  réveilla en moi un souvenir ancien mais violent.

Au milieu des années 70 et au début de mon parcours hospitalier en Bretagne, les fournisseurs ayant remporté des appels d’offres nous invitaient souvent, mes collègues et moi, à visiter leurs installations (avec un banquet subséquent, bien sûr).

Une fois, un conserveur dont j’ai oublié le nom nous emmena découvrir son usine dont il était très fier et je vis donc, en effet, ces Penn sardin améliorées. Modernisées sans doute ces ouvrières par rapport à 1920… mais toujours couper la tête dans le froid (le poisson frais déteste la chaleur), debout dans des flaques d’eau salée, sous un éclairage violemment blafard (pour mieux voir où porter le couteau), à main nue (« pour bien étêter elles ne peuvent, disait ce triste sire, porter le moindre gant« ).

1633/7-sardinires au sables d'Olonnes - 1965 ©Gerald BloncourtJe ne suis jamais revenu, je n’ai plus jamais fréquenté les « journées d’études » et de gueuleton de l’APASP (Association pour l’achat dans les services publics).

Et voilà que, 40 ans plus tard, un petit marquis prétentieux, un ministre chargé (?) de l’économie, qui n’a rien appris de la crise de 2007, un social-démocrate tendance, donc fâché avec le social et en délicatesse avec la démocratie, bref un inexcusable (et les excuses qu’il profère maintenant n’y pourront rien) vient traiter d’illettrées des ouvrières bretonnes ! [i]

Mais de qui donc, désormais, faudra-t-il qu’elles coupent la tête ?

[i] NB 2017 : Il se nommait Emmanuel Macron

18 septembre 2014