Edito DH n° 122 octobre 2008 : 5 800

5 800 ?

Non, ce n’est pas l’addition, en milliards de dollars ou d’euros, des pertes malencontreuses des stratèges de la haute voltige financière et des provisions, garanties et abondements que nos sages et vieux pays, à l’abri bien sûr des excès d’une Amérique infantile et casinotière, viennent pourtant de mettre au pot.

C’est, moins tapageur, le nombre d’Africains morts par naufrage, une année ordinaire, sur nos côtes inhospitalières ou à leur approche. Cent-dix noyés par semaine. Il y en avait deux fois moins dans les décennies précédentes. Les Damnés de la terre deviennent les damnés de la mer ; et le cimetière marin n’est plus celui du poète mais celui du miséreux.  Les piroguedu désespoir sont pleines à chavirer… Et l’on ignore totalement le nombre des autres morts dans le désert, la brousse ou la savane…

Combien de minutes y sont consacrées dans nos actualités télévisuelles pourtant friandes de catastrophes ? On relève certes des manifestations compassionnelles, qui sont les trompe-l’œil d’une monstrueuse indifférence. Chacun de ces Sénégalais, Nigérians, Maliens, Ethiopiens, Somaliens, Mauritaniens, Burkinabés, Bissau-guinéens, Baol-Baol, Wolofs, Mourides et Gambiens avait mérité de vivre. Ces étrangers de Louga, de Diourbel, de Saint-Louis étaient nos frères pourtant.

Pourtant… il n’a jamais été aussi bien porté que de juger sévèrement nos parents qui, dans leur immense majorité nous dit-on, se tinrent à l’écart de la Résistance au nazisme et se cantonnèrent jusqu’au début de l’année 44 dans un lâche attentisme. Or la passivité d’aujourd’hui est bien plus réelle que celle imputée à nos aînés qui eux risquaient gros ; et bien moins excusable puisque nous savons tout. En tant que citoyens d’un pays libre, démocratique, informé, ceci nous sera reproché au tribunal de l’Histoire, et pas dans quelques dizaines d’années mais demain par nos enfants et petits-enfants.

Les craquements financiers qu’on entend ces temps-ci sont babiole en comparaison du silence épouvantablement pesant qui entoure ces noyades…

Qu’y peuvent spécialement les hospitaliers, dira-t-on ? Mais s’ils ne sont pas, plus nombreux encore, au premier rang quand l’assistance devient question de vie ou de mort, qui le sera ? Ces Africains ne se jettent pas sur les flots par plaisir d’envahir notre belle Europe. « Vaut mieux être dévoré par les poissons que par les vers de terre » disent ceux qui survivent. Ils fuient une trilogie infernale : la misère, la faim et la maladie : or de ce dernier fléau nous sommes spécialistes, donc responsables.

Chacun peut avoir une opinion sur la légitimité de contenir l’immigration, sur la nécessité de réguler l’accueil de la misère du monde. Là-dessus, les hospitaliers n’ont sans doute pas à se diviser.

Mais qu’on ne commence pas à nous expliquer posément que ces Africains enfreignent les quotas ! Quotas établis par profession ! Honteux calculs fardés d’un vernis technocratique ! Ainsi il serait légitime que nos pays riches, experts, couverts d’écoles, aillent débaucher les quelques médecins que comptent encore les pays pauvres. Que nous perpétuions la tradition du vol des obélisques, des sarcophages, des masques bantous, des statuettes et fétiches, et le trafic du bois d’ébène !

Lorsque nos ancêtres européens gagnèrent par vagues successives l’Amérique, le Nouveau-Monde, l’Eldorado, on en fit des épopées, des romans et des films… L’émigration est aussi ancienne que l’histoire de l’Humanité ; c’est même par cette dynamique des populations que la physionomie humaine de notre planète est devenue ce qu’elle est. Les pays dits du Nord, s’ils veulent dissuader les habitants du Sud de s’engager sur les mêmes routes, doivent contribuer à traiter les inégalités, en premier lieu celles de santé.

A sa très modeste échelle, DH Magazine s’engage à mieux contribuer à faire connaître ces problèmes et les actions hospitalières concrètes par lesquelles s’exerce la solidarité internationale, d’autant qu’il a été très insuffisant sur cette question depuis sa création…