Film ou documentaire ?
Les séquences sont mises en scène et jouées par des acteurs ; donc c’est un film. Un film dont le scénario retrace deux jours de la vie de Souleymane, un jeune Guinéen travaillant comme livreur à vélo pour Uber Eats. Etant en « situation irrégulière », sans titre de séjour–travail, il bosse sous l’identité d’un prête-nom (qui le taxe au passage, bien entendu).
Oui, mais la description minutieuse du travail de ce livreur, pénible, exténuant, dangereux aux heures de pointe, l’exposant au mépris, aux injures, aux réflexions de fournisseurs ou de clients racistes, correspond exactement à une réalité que l’on peut observer chaque jour et chaque soir dans les rues de Paris.
Et celui qui interprète Souleymane est Abou Sangaré, lui-même en « situation irrégulière » puisque sa demande de titre de séjour–travail fut à trois reprises refusée et qu’une obligation de quitter le territoire français lui a été signifiée.
Alors s’agit-il vraiment d’un film ? Pas de fiction en tout cas.
La précarité extrême de Souleymane se décline en trois soucis constants : manger, dormir, se préserver. Il veut en sortir et vivre dignement, il donc prépare son dossier OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides). Comme le nom de cet office l’indique, la régularisation n’est possible que si le demandeur est soit réfugié, soit apatride.
Souleymane n’étant évidemment pas apatride il doit s’affirmer réfugié ; donc pour cela il se construit (plus exactement il achète à un traficoteur de récits) une histoire, qui devrait être plausible, d’homme persécuté comme opposant politique membre de l’Union des forces démocratiques de Guinée.
Mais lorsqu’à l’OFPRA il passe son entretien de demande d’asile, l’officière (Nina Meurisse : son rôle est bref mais d’une densité incroyable) l’écoute attentivement puis lui déclare avec consternation que son récit, elle l’a déjà entendu cent fois, quasiment dans les mêmes termes, car le traficoteur de récits ne se donne même pas la peine de les personnaliser…..
Alors s’agit-il vraiment d’un film ? Pas du tout. Cet humiliant cheminement qui se termine en impasse, ils sont des milliers à le vivre au milieu de notre indifférence, et ils se retrouvent en « situation irrégulière », puis sous le coup d’une OQTF que les politiciens xénophobes voudraient encore plus nombreuses et surtout plus efficaces.
Cette docu-fiction révoltante de Boris Lojkine est magnifiquement filmée et sans sensiblerie, ni aucune concession à l’émotion facile.
Allez la voir avec vos amis, vos enfants, emmenez-y vos proches gagnés par l’idéologie RN-Darmanienne et autres déjections de notre humanisme, pour les ébranler, leur instiller le doute, les rendre attentifs à la situation indigne où la France laisse croupir ces étrangers.
Continuez certes à commander vos pizzas par Uber Eats puisque c’est leur seule activité de subsistance ; mais laissez-leur un pourboire à la hauteur de votre humanité.
13 octobre 2024