Spleen et idéal : III – ÉLÉVATION

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers [1],
Par delà les confins [2] des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus [3] avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde [4],
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté [5].

Envole-toi bien loin de ces miasmes [6] morbides [7] ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers [8], comme des alouettes [9],
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
— Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Georges Chelon 1997

Charles Baudelaire, 1843 autoportrait

[1] Au sens antique puis littéraire : les airs les plus purs ; espaces célestes.
[2] A l’extrémité d’un territoire, d’une zone.
[3] De se mouvoir, se déplacer.
[4] L’eau en terme littéraire.
[5] Plaisir sensuel.
[6] Émanations provenant de substances organiques : effluves de certaines maladies contagieuses.
[7] Maladifs.
[8] Archaïsme pour pensées.
[9] Le vol de ces oiseaux se singularise par sa façon de s’élever très rapidement dans le ciel.