Spleen et idéal : II – L’ALBATROS

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers [1],
Qui suivent, indolents [2] compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches [3],
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule [4] !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule [5],
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poëte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Léo Ferré 1967

Georges Chelon 1997

[1] On aurait attendu « oiseaux des vastes mers » : hypallage
[2] Insensibles, indifférents.
[3] Sur le pont en bois du navire.
[4] Faible, sans énergie.
[5] Pipe à tuyau très court.