Spleen et idéal : XXV – Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle…

Tu mettrais l’univers entier dans ta ruelle [1],
Femme impure ! L’ennui rend ton âme cruelle.
Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,
Il te faut chaque jour un cœur au râtelier [2].
Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques
Et des ifs [3] flamboyants dans les fêtes publiques,
Usent insolemment d’un pouvoir emprunté [4],
Sans connaître jamais la loi de leur beauté.
Machine [5] aveugle et sourde, en cruautés féconde !
Salutaire [6] instrument, buveur du sang du monde,
Comment n’as-tu pas honte et comment n’as-tu pas
Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas [7] ?
La grandeur de ce mal où tu te crois savante
Ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante,
Quand la nature, grande en ses desseins [8] cachés,
De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
— De toi, vil [9] animal, — pour pétrir [10] un génie ?

Ô fangeuse [11] grandeur ! sublime ignominie !

Léo Ferré 1967

Georges Chelon 1997

Ce poème aurait été inspiré à Baudelaire par « Louchette », Sara, une prostituée qui louchait.
[1] Espace entre le lit et le mur.
[2] Dispositif de lattes fixé au mur dans lequel on dispose le fourrage pour nourrir le bétail. Comprendre : il te faut chaque jour te repaître d’un nouveau cœur.
[3] Supports montés sur un pied, sur lesquels on dispose des lampions pour les illuminations.
[4] Ici, sans doute, au sens de : factice, faux.
[5] Ici sans doute au sens classique, cartésien, de corps.
[6] Sens religieux : qui contribue au salut de l’âme ; donc ici utilisation du mot par antiphrase ironique.
[7] Vieilli : attraits, charmes (spécialement d’une femme).
[8] Projets.
[9] Ici au sens de : simple.
[10] Figuré : créer, forger les dispositions morales, la personnalité.
[11] Boueuse, bourbeuse – au sens figuré souillée, basse, abjecte.