Dans des fauteuils fanés des courtisanes [1] vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;
Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
Et des doigts convulsés [2] d’une infernale fièvre,
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ;
Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
Et d’énormes quinquets [3] projetant leurs lueurs
Sur des fronts ténébreux de poëtes illustres
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ;
Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne
Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant.
Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne [4],
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,
Enviant de ces gens la passion tenace,
De ces vielles putains la funèbre gaieté,
Et tous gaillardement trafiquant à ma face [5],
L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté !
Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme
Courant avec ferveur à l’abîme béant,
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
La douleur à la mort et l’enfer au néant !
Georges Chelon 1997

Louis Darcis, Le trente-un, ou la maison du prêt sur nantissement, fin du XVIIIe siècle
certains baudelairiens pensent que cette gravure a inspiré le poème LE JEU