Tableaux parisiens : XCII – LES AVEUGLES

Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins [1] ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant [2] on ne sait où leurs globes ténébreux.

Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.

Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles [3],

Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?

Georges Chelon 1997

[1] Nom que les peintres et les sculpteurs donnent aux personnages de bois ou de cire leur servant à disposer les draperies de leurs ouvrages.
[2] Figuré : darder un regard, lancer un coup d’œil vif d’amour, de colère, ou de ressentiment.
[3] Beugler, au sens figuré, crier très fort.