Tableaux parisiens : XCI – LES PETITES VIEILLES

A Victor Hugo

I

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements,
Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
Des êtres singuliers, décrépits [1] et charmants.

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,
Éponine ou Laïs [2] ! Monstres brisés, bossus
Ou tordus, aimons-les ! ce sont encor des âmes.
Sous des jupons troués et sous de froids tissus

Ils rampent, flagellés par les bises [3] iniques [4],
Frémissant au fracas roulant des omnibus [5],
Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques [6],
Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus ;

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes ;
Se traînent, comme font les animaux blessés,
Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
Où se pend un Démon sans pitié ! Tout cassés

Qu’ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille [7],
Luisants comme ces trous où l’eau dort dans la nuit ;
Ils ont les yeux divins de la petite fille
Qui s’étonne et qui rit à tout ce qui reluit.

— Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
Sont presque aussi petits que celui d’un enfant ?
La Mort savante met dans ces bières [8] pareilles
Un symbole d’un goût bizarre et captivant,

Et lorsque j’entrevois un fantôme débile [9]
Traversant de Paris le fourmillant tableau,
Il me semble toujours que cet être fragile
S’en va tout doucement vers un nouveau berceau ;

À moins que, méditant sur la géométrie,
Je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords [10],
Combien de fois il faut que l’ouvrier varie
La forme de la boîte où l’on met tous ces corps.

— Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes,
Des creusets qu’un métal refroidi pailleta…
Ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes
Pour celui que l’austère Infortune allaita !

II

De Frascati [11] défunt Vestale [12] enamourée ;
Prêtresse de Thalie [13], hélas ! dont le souffleur
Enterré sait le nom ; célèbre évaporée
Que Tivoli [14] jadis ombragea dans sa fleur,

Toutes m’enivrent ! mais parmi ces êtres frêles
Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes :
Hippogriffe [15] puissant, mène-moi jusqu’au ciel !

L’une, par sa patrie au malheur exercée [16],
L’autre, que son époux surchargea de douleurs,
L’autre, par son enfant Madone [17] transpercée,
Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs !

III

Ah ! que j’en ai suivi de ces petites vieilles !
Une, entre autres, à l’heure où le soleil tombant
Ensanglante le ciel de blessures vermeilles [18],
Pensive, s’asseyait à l’écart sur un banc,

Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
Dont les soldats parfois inondent nos jardins [19],
Et qui, dans ces soirs d’or où l’on se sent revivre,
Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.

Celle-là, droite encor, fière et sentant la règle,
Humait avidement ce chant vif et guerrier ;
Son œil parfois s’ouvrait comme l’œil d’un vieil aigle ;
Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier [20] !

IV

Telles vous cheminez, stoïques [21] et sans plaintes,
À travers le chaos des vivantes cités,
Mères au cœur saignant, courtisanes [22] ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous étaient cités.

Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
Nul ne vous reconnaît ! un ivrogne incivil [23]
Vous insulte en passant d’un amour dérisoire ;
Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil [24].

Honteuses d’exister, ombres ratatinées,
Peureuses, le dos bas, vous côtoyez les murs ;
Et nul ne vous salue, étranges destinées !
Débris d’humanité pour l’éternité mûrs !

Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
Tout comme si j’étais votre père, ô merveille !
Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins :

Je vois s’épanouir vos passions novices [25] ;
Sombres ou lumineux, je vis [26] vos jours perdus ;
Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices !
Mon âme resplendit de toutes vos vertus !

Ruines [27] ! ma famille ! ô cerveaux congénères [28] !
Je vous fais chaque soir un solennel adieu !
Où serez-vous demain, Èves [29] octogénaires,
Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu ?

Georges Chelon 1997

Hugo à Baudelaire pour Les petites vieilles

[1] Altérés, dégradés par l’usure de l’âge.
[2] Eponine est une Gauloise qui représente la vertu et Laïs une Grecque représentant le vice.
[3] Vents froids.
[4] Qui ne sont pas égales pour tout le monde, injustes.
[5] Ancêtres des autobus : véhicules hippomobiles urbains servant au transport des voyageurs sur des lignes régulières : en 1855, avait été créée à Paris la Compagnie générale des omnibus.
[6] Dans la religion catholique, restes d’un saint, ici au sens figuré.
[7] Outil de fer terminé par une vis qui sert à percer le bois.
[8] Cercueils.
[9] Au sens premier : qui manque de force physique, faible.
[10] Manquant d’harmonie.
[11] Lieu de villégiature pour les Romains, avait donné son nom à une salle de jeux et de bal parisienne et qui venait de fermer.
[12] Prêtresse chaste de la Rome antique, ici donc ironie pour une femme fréquentant les jeux et les bals.
[13] Mythologie grecque : muse de la Comédie.
[14] Ville de villégiature du Latium romain, réputée pour ses jardins et ses jets d’eau, avait donné son nom à une salle de spectacle parisienne.
[15] Créature imaginaire avec la tête d’un lion et le corps d’un aigle.
[16] Eprouvée.
[17] Dans la religion catholique, désigne la Vierge Marie, mère de Jésus-Christ.
[18] De couleur rouge éclatante.
[19] A l’époque, des fanfares militaires aux instruments de cuivre donnaient des concerts sous les kiosques des jardins publics.
[20] Figuré : gloire acquise par les armes, par la poésie.
[21] Impassibles, fermes, courageuses.
[22] Femmes faciles et entretenues.
[23] Malpoli.
[24] Vilain, méchant.
[25] Manquant d’expérience.
[26] Du verbe vivre.
[27] Au sens propre de choses écroulées.
[28] Du même genre.
[29] Antonomase de la femme.