Tableaux parisiens : XCIII – À UNE PASSANTE

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse [1]
Soulevant, balançant le feston [2] et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! [3]

Léo Ferré 1967

Georges Chelon 1997

Georges Brassens – Les passantes 1972

Charles Baudelaire, 1860 autoportrait, BNF

[1] Luxueuse.
[2] Découpure ou broderie en forme d’arcs accolés.
[3] On sera tenté de rapprocher ce poème de Les Passantes, qu’écrivit Antoine Pol en 1918 et qui fut mis en chanson par Georges Brassens en 1972.
On peut se demander si Pol connaissait le poème de Baudelaire et en fut influencé, tant les similitudes sont nombreuses : femme inconnue qu’on voit surgir et qu’on aime une seconde, car un destin différent l’entraîne, on ne la reverra jamais…
Pourtant, quelle différence dans l’idée de la femme portée par ces deux poètes !
Celle de Pol répond au conformisme galant de la Belle époque : gracieuse, fluette, les yeux charmants, elle exprime peut-être une mélancolie, une fragilité, car son cœur sans doute attend l’homme providentiel, sans deviner qu’il est là. Celle de Baudelaire est majestueuse, fastueuse, déterminée, son œil porte l’ouragan ; c’est elle qui en impose à cet homme extravagant, car clairvoyante elle a deviné qu’il l’aimait.
Quant aux deux hommes ? Celui de Pol marque réserve et timidité : un baiser qu’il n’ose pas prendre car la Femme « est peut-être déjà prise », mais il reste dans une autosatisfaction bien masculine (il est seul à la comprendre) et en gardera un regret tristounet. Tandis que celui de Baudelaire est crispé, extravagant, totalement sous l’emprise de la noble femme qui passe et l’a percé à jour.
Le féminisme de Baudelaire en 1845 aurait-il été en avance sur celui de Pol en 1918 ?