Galanteries : XII – LE MONSTRE ou LE PARANYMPHE D’UNE NYMPHE MACABRE

I

Tu n’es certes pas, ma très-chère,
Ce que Veuillot [1] nomme un tendron [2].
Le jeu, l’amour, la bonne chère,
Bouillonnent en toi, vieux chaudron !
Tu n’es plus fraîche, ma très-chère,

Ma vieille infante [3] ! Et cependant
Tes caravanes [4] insensées
T’ont donné ce lustre [5] abondant
Des choses qui sont très-usées,
Mais qui séduisent cependant.

Je ne trouve pas monotone
La verdeur de tes quarante ans ;
Je préfère tes fruits, Automne,
Aux fleurs banales du Printemps !
Non ! tu n’es jamais monotone !

Ta carcasse a des agréments
Et des grâces particulières ;
Je trouve d’étranges piments
Dans le creux de tes deux salières [6] ;
Ta carcasse a des agréments !

Nargue des amants [7] ridicules
Du melon et du giraumont [8] !
Je préfère tes clavicules
A celles du roi Salomon [9],
Et je plains ces gens ridicules !

Tes cheveux, comme un casque bleu,
Ombragent ton front de guerrière,
Qui ne pense et rougit que peu,
Et puis se sauvent par derrière,
Comme les crins d’un casque bleu.

Tes yeux qui semblent de la boue,
Où scintille quelque fanal [10],
Ravivés au fard [11] de ta joue,
Lancent un éclair infernal !
Tes yeux sont noirs comme la boue !

Par sa luxure [12] et son dédain
Ta lèvre amère nous provoque ;
Cette lèvre, c’est un Eden [13]
Qui nous attire et qui nous choque.
Quelle luxure ! et quel dédain !

Ta jambe musculeuse et sèche
Sait gravir au haut des volcans,
Et malgré la neige et la dèche [14]
Danser les plus fougueux cancans [15].
Ta jambe est musculeuse et sèche ;

Ta peau brûlante et sans douceur,
Comme celle des vieux gendarmes,
Ne connaît pas plus la sueur
Que ton œil ne connaît les larmes.
(Et pourtant elle a sa douceur !)

II

Sotte, tu t’en vas droit au Diable !
Volontiers j’irais avec toi,
Si cette vitesse effroyable
Ne me causait pas quelque émoi.
Va-t’en donc, toute seule, au Diable !

Mon rein, mon poumon, mon jarret
Ne me laissent plus rendre hommage
A ce Seigneur, comme il faudrait.
« Hélas ! c’est vraiment bien dommage ! »
Disent mon rein et mon jarret.

Oh ! très-sincèrement je souffre
De ne pas aller aux sabbats [16],
Pour voir, quand il pète du soufre,
Comment tu lui baises son cas !
Oh ! très-sincèrement je souffre !

Je suis diablement affligé
De ne pas être ta torchère [17],
Et de te demander congé,
Flambeau d’enfer ! Juge, ma chère,
Combien je dois être affligé,

Puisque depuis longtemps je t’aime,
Étant très-logique ! En effet,
Voulant du Mal chercher la crème
Et n’aimer qu’un monstre parfait,
Vraiment oui ! vieux monstre, je t’aime !

Lecteur audio

Georges Chelon 1997

Charles Baudelaire, 1864 autoportrait

PARANYMPHE Mythologie grecque : jeune homme ou jeune fille qui conduisait le marié ou la mariée à la maison nuptiale – par extension : un discours d’éloge.
[1] Louis Veuillot (1813-1883) journaliste et homme de lettres, catholique passionné, moraliste austère.
[2] Jeune fille.
[3] Au sens hypocoristique, affectueux : femme aimée.
[4] Vieux français : pratiques galantes.
[5] Au sens littéraire : éclat, relief.
[6] Creux marqués au-dessus de la clavicule.
[7] Au sens ancien de amoureux.
[8] Plante comestible de la famille des potirons.
[9] Clavicula Salomonis (La petite clef de Salomon) : nom latin donné à différents grimoires de magie attribués au roi des Juifs Salomon.
[10] Lanterne servant de signal nocturne.
[11] Le maquillage.
[12] Ici, au sens d’érotisme.
[13] Paradis, lieu de délices.
[14] Grande gêne due à un manque d’argent.
[15] Cette danse venait d’apparaître vers 1830. Très mal vues par les autorités et les défenseurs de la morale, car en levant haut la jambe les femmes montraient leurs jupons et leurs culottes fendues.
[16] Assemblées nocturnes de sorcières.
[17] Candélabre monumental qui porte plusieurs sources lumineuses.