Fleurs du mal : CXV – LA BÉATRICE

Dans des terrains cendreux, calcinés, sans verdure,
Comme je me plaignais un jour à la nature,
Et que de ma pensée, en vaguant [1] au hasard,
J’aiguisais lentement sur mon cœur le poignard,
Je vis en plein midi descendre sur ma tête
Un nuage funèbre et gros d’une tempête,
Qui portait un troupeau de démons vicieux,
Semblables à des nains cruels et curieux.
À me considérer froidement ils se mirent,
Et, comme des passants sur un fou qu’ils admirent [2],
Je les entendis rire et chuchoter entre eux,
En échangeant maint signe et maint clignement d’yeux :

— « Contemplons à loisir cette caricature
Et cette ombre d’Hamlet [3] imitant sa posture,
Le regard indécis et les cheveux au vent.
N’est-ce pas grand’pitié de voir ce bon vivant,
Ce gueux [4], cet histrion [5] en vacances [6], ce drôle [7],
Parce qu’il sait jouer artistement son rôle,
Vouloir intéresser au chant de ses douleurs
Les aigles, les grillons, les ruisseaux et les fleurs,
Et même à nous, auteurs de ces vieilles rubriques [8],
Réciter en hurlant ses tirades publiques ? »

J’aurais pu (mon orgueil aussi haut que les monts
Domine la nuée et le cri des démons)
Détourner simplement ma tête souveraine,
Si je n’eusse pas vu parmi leur troupe obscène,
Crime qui n’a pas fait chanceler le soleil !
La reine de mon cœur au regard nonpareil [9],
Qui riait avec eux de ma sombre détresse
Et leur versait parfois quelque sale caresse.

Lecteur audio

Georges Chelon 1997

Béatrice était la pure muse de Dante Alighieri, qu’il glorifie longuement dans La Divine comédie.
[1] En errant.
[2] Au sens de « dont ils s’étonnent ».
[3] Personnage d’une tragédie de Shakespeare, archétype du personnage indécis, torturé.
[4] Mendiant.
[5] Sens 1 : Acteur antique qui jouait des farces grossières – sens 2 : Cabotin.
[6] Oisif, inoccupé.
[7] Ce coquin.
[8] Sens à l’époque de Baudelaire : ruses, finesses.
[9] Vieux terme pour « incomparable ».