2021 03 04 : J’aime Jacques Chardonne, excusez-m’en

Il m’arrive (et alors je noie ma honte dans un verre de gaillac) d’être embarrassé par une remarque qui m’interpelle quant à mon intellect à éclipses. L’autre soir, par exemple, ce fut flagrant : parlant avec une amie de ma détestation de Céline, Drieu la Rochelle et Robert Brasillach dont je ne pus jamais lire un seul bouquin à cause de leur antisémitisme, elle me fit observer avec ironie : « Pourtant j’ai vu dans ta bibliothèque beaucoup de livres de Jacques Chardonne, qui était tout autant antisémite ».

Uppercut bien ajusté ! Je ne sus quoi répondre et donc je ne répondis pas, me tins coi quoi, puis déviai la conversation vers un sujet plus consensuel.

Mais bien sûr, bien sûr, le ver de la mauvaise conscience était dans le fruit de ma belle âme et les jours suivants je ne pus m’empêcher de repenser à cette remarque incisive et tenter de trouver la raison de mon apparente incohérence…

Et j’ai trouvé ! Ouf ! Je vous livre ma réponse pour ce qu’elle vaut, mon amie quant à elle ne l’a agréée qu’à moitié.

Quand j’ai lu Chardonne, Wikipédia n’existait pas, donc il était impossible d’accéder facilement au parcours détaillé d’un auteur. Les préfaciers élogieux des romans de Chardonne étaient de grands personnages du monde des lettre : Jean Rostand [1], Jean-Claude Pirotte [2], Kléber Haedens [3], Matthieu Galey [4], Philippe Jaccottet [5], Léon Blum, Maurice Delamain

Quant aux présentations décrivant la vie de Chardonne, elles indiquaient avec une indulgence élusive la période 1940-1945 « il considère l’hypothèse d’une Europe unifiée sous l’égide de l’Allemagne… malentendu… à la Libération il sera incarcéré mais remis en liberté sur un non-lieu » [6]« ses positions intellectuelles n’ont pas donné matière à une inculpation » [7] En résumé, pas de quoi fouetter un chat, donc la Justice rentrait ses griffes.

En sus, je me suis toujours fichu, je l’ai déjà dit, des biographies comme de l’an quarante (enfin non, pas 40, oh choix malencontreux ! disons de l’an de ma naissance qui s’éloigne de plus en plus…).

Mais j’ai une autre excuse, qui ne doit rien à mon ignorance du curriculum vitae de Chardonne et qui me semble donc plus puissante.

Il fut antisémite, comme tant d’autres avant le nazisme ; c’était alors un antisémitisme bien-pensant, « prodigieusement banal » pour reprendre les termes de l’historien juif Pierre Vidal-Naquet, qui a consacré une part de sa vie et de son œuvre à pourfendre le négationnisme. Cet antisémitisme était solidement campé sur un antijudaïsme catholique affirmé puisque, n’est-ce-pas, ce furent les Juifs qui condamnèrent et firent crucifier Jésus-Christ.

Des intellectuels de renom affirmaient ouvertement leur antisémitisme dans des livres et de nombreux titres de presse jouissant d’une large audience : Joseph de Maistre, Maurice Barrès,  Louis Veuillot, Marcel Jouhandeau, Jean Giraudoux, pour des motifs divers voire contradictoires mais hélas peu variés : suppôts de la haute finance, du bolchévisme. Je pense aussi à Georges Simenon, que j’admire, mais dont certaines descriptions de personnages, sans qu’il précise leur « race » attestent de sa détestation des Juifs ; et pire encore, digne d’une psychanalyse, son mélange d’attirance sexuelle et de dégout envers des femmes Juives.

Cet antisémitisme virulent ou obsessionnel n’en était pas violent pour autant ; ces intellectuels lamentablement gagnés à l’antisémitisme n’appelaient pas à la mort des Juifs ; dans les siècles récents il n’y eut pas en France de pogroms comme dans l’Est de l’Europe, en Russie et évidemment en Allemagne.

Bref, pour être désolants et blâmables, ces antisémites n’étaient pas des criminels. Je pense qu’on peut ranger Jacques Chardonne parmi eux. Et je lui applique, à lui comme à tous les autres, un vieux principe qui me semble de sagesse : séparer l’homme, sa vie personnelle, ses opinions, ses comportements moraux, de son œuvre littéraire, musicale ou picturale. Je m’y tiens sinon c’est la chasse aux sorcières… Et ce serait inéquitable : car nous exonérerions alors de comportements fautifs ceux qui, trop anciens, ne nous ont pas livré les secrets de leur intimité ou de leurs pensées personnelles.

Il en va tout autrement de Céline, Drieu la Rochelle et Robert Brasillach qui eux, dans une période où ils connaissaient déjà, sinon la shoah, en tout cas les violences que le régime nazi qu’ils glorifiaient perpétrait à l’encontre des Juifs, hurlèrent avec les loups et appelèrent toutes les persécutions sur ces malheureux. Ce furent donc des criminels inhumains et politiques et voici pourquoi je ne veux et ne peux les lire.

Je mets d’ailleurs dans le même sac Pierre-Joseph Proudhon qui, avec toutefois la légère excuse que son époque n’était pas celle de l’holocauste, appelait à détruire les Juifs : « Le Juif est l’ennemi du genre humain. Il faut renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer… Par le fer, par le feu ou par l’expulsion il faut que le Juif disparaisse » [8] Voilà pourquoi depuis l’âge de 18 ans je n’ai jamais pu relire Proudhon.

Il serait temps de parler de Chardonne l’écrivain.

Son écriture est fluide, limpide, sans effets. Ses brefs romans sont d’un style d’une rare élégance, d’une irréprochable pureté et d’une simplicité magique… ce qui explique peut-être la mésestime obstinée dans laquelle notre époque le confine.

Ses thèmes sont en correspondance de ses opinions conservatrices : les relations dans le beau monde, les grandes amitiés, les faux-semblants de la bonne société, la psychologie du couple, la relation entre l’amour et la mort, la souffrance et le bonheur, l’infini recommencement des sentiments. La grande veine d’un Mauriac, avec peut être une narration plus épurée et une brièveté magistrale (le plus long roman que j’ai lu de lui fait 230 pages).

3 avril 2021

[1] Avant-propos de Le ciel dans la fenêtre, la Table Ronde édition 1996.
[2] Préface de Romanesques, la Table Ronde édition 1996.
[3] L’amour c’est beaucoup plus que l’amour, Albin Michel édition 1992.
[4] L’amour c’est beaucoup plus que l’amour, Albin Michel édition 1992.
[5] L’amour c’est beaucoup plus que l’amour, Albin Michel édition 1992.
[6] Préface de Les Varais, Grasset, Les Cahiers Rouges, édition 1989.
[7] Préfaces de Claire et de Vivre à Madère, Grasset, Les Cahiers Rouges, édition 1984.
[8] Pierre-Joseph Proudhon, Carnets, à la date du 26 décembre 1847.