2020 06 01 : Victor Considerant, tout est là !

Le confinement m’a présenté un aspect positif : donner du temps, beaucoup de temps au temps.

Alors j’ai enfin eu le loisir de chercher qui était ce personnage dont, dans un passé déjà lointain, je voyais chaque semaine la statue lorsque j’allais à Salins-les-Bains dans le Jura ; sans doute un notable important puisqu’il y a aussi là-bas un lycée à son nom : Victor Considerant.

Muni de mon Wikipédia et d’autres outils d’investigation en couteaux suisses numériques, je l’ai trouvé… et je l’ai trouvé fort bien, ce Victor, jugez-en :

La fable idéaliste de la libre concurrence ? Voici ce qu’il en disait, et cela dès le début du capitalisme en 1848 :

« Que pouvait-il résulter, de cette liberté industrielle, sur laquelle on avait tant compté, de ce fameux principe de libre concurrence, que l’on croyait si fortement doué d’un caractère d’organisation démocratique ?

Il n’en pouvait sortir que l’asservissement général, l’inféodation collective des masses dépourvues de capitaux, d’armes industrielles, d’instruments de travail, d’éducation enfin, à la classe industriellement pourvue et bien armée.

On dit : “La lice est ouverte, tous les individus sont appelés au combat, les conditions sont égales pour tous les combattants.”

Fort bien, on n’oublie qu’une seule chose, c’est que, sur ce grand champ de guerre, les uns sont instruits, aguerris, armés jusqu’aux dents, qu’ils ont en leur possession un grand train d’approvisionnement, de matériel, de munitions et de machines de guerre, qu’ils occupent toutes les positions, et que les autres dépouillés, nus, ignorants, affamés sont obligés, pour vivre au jour le jour et faire vivre leurs femmes et leurs enfants, d’implorer de leurs adversaires eux-mêmes un travail quelconque et un maigre salaire. »

Il fut on l’imagine violemment attaqué par les chiens de garde du capitalisme. En particulier par l’un des premiers idéologues du libéralisme, certainement le plus brillant en France, Frédéric Bastiat, qui s’indigna :

« Quoi ! l’on compare le travail à la guerre ! Ces armes, qu’on nomme capitaux, qui consistent en approvisionnements de toute espèce, et qui ne peuvent jamais être employés qu’à vaincre la nature rebelle, on les assimile, par un sophisme déplorable, à ces armes sanglantes que, dans les combats, les hommes tournent les uns contre les autres ! En vérité, il est trop facile de calomnier l’ordre industriel quand, pour le décrire, on emprunte tout le vocabulaire des batailles.

La dissidence profonde, irréconciliable sur ce point entre socialistes et économistes, consiste en ceci : les socialistes croient à l’antagonisme essentiel des intérêts. Les économistes croient à l’harmonie naturelle, ou plutôt à l’harmonisation nécessaire et progressive des intérêts. Tout est là.

La Providence ne s’est pas trompée, elle a arrangé les choses de telle sorte que les intérêts arrivent naturellement aux combinaisons les plus harmoniques. Nous disons : Après mûr examen, il faut reconnaître que Dieu a bien fait, en sorte que la meilleure condition du progrès, c’est la justice et la liberté. »

Tout était déjà là en effet : la main invisible du Marché est d’essence divine, elle opère des miracles, laissons-là faire, ne cantonnons pas les opérateurs économiques, le capitalisme doit avoir carte blanche et coudées franches ; quant au peuple il lui faut une justice asservie et une liberté conditionnée.

Nous avons évidemment tous vérifié depuis 1848, en passant par 14-18 et 39-45 jusqu’à nos jours, que les armes du capital ne sont pas sanglantes et ne servent qu’à asservir la nature (pauvre nature). Un jour l’harmonie viendra et tout s’arrangera selon les desseins de la Providence…

A lire quelques pages de Frédéric Bastiat, on devient un peu moins ignare, par exemple en percevant qu’Agnès Verdier-Molinier, « experte » économique de l’IFRAP ce faux-nez lobbyiste du patronat, n’est qu’une pintade qui ressasse depuis dix ans, en bien moins subtil, ce qui fut écrit par son prophète… il y a 170 ans !

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Alors, puisque les livres de Victor Considerant sont devenus difficiles à trouver, exigeons de nos éditeurs qu’ils publient enfin les œuvres de ce Marx Français en édition moderne.

D’autant qu’à la différence d’un Proudhon, natif de la même région, Considerant n’a jamais renié ses idées mais les a développées : à partir du fouriérisme utopique de ses débuts il a ensuite initié le droit au travail, inventé le concept de représentation proportionnelle et en 1848 il fut le seul député à proposer le droit de vote pour les femmes.

Dès 1849 il s’opposa à Louis-Napoléon Bonaparte, sans attendre le coup d’État du 2 décembre 1851. Il fut comme Hugo un partisan résolu d’une fédération européenne. Après la chute de Napoléon III il adhéra à la Première Internationale et soutint la Commune de Paris en 1871.

Pas mal, non ?

1er juin 2020