2019 10 15 : La beauté et la grâce

Une de mes premières convictions d’adolescence, à l’âge ou surgissent les interrogations sur les mécanismes de séduction du sexe opposé et de ce qui pourrait plaisamment en résulter – et à cet âge de la vie on est volontiers, abusivement voire cruellement, caustique – fut que les jeunes hommes et jeunes filles qui sont beaux, qualifiés et certifiés comme tels par chuchotements, rumeurs et consensus, sont souvent stupides, vraiment très souvent, comme s’il y avait entre ces deux caractéristiques une causalité ou un couplage psycho-somatique.

C’est d’ailleurs ce qu’à l’époque chantait Jacques Brel, dont on ne savait si le narrateur Jacky, donc Jacques lui-même, se moquait ou regrettait :

« Être une heure, une heure seulement
Être une heure, une heure quelquefois
Être une heure, rien qu’une heure durant
Beau, beau, beau et con à la fois »

C’était alors en 1965 et je poursuivis seul ma réflexion puisque Brel n’en disait pas davantage.

Beau et con, belle et conne… je savais, évidement, qu’il ne pouvait y avoir concomitance génétique entre ces deux attributs phénotypiques ou génotypiques du sujet humain.

Et puis je commençais à vaguement comprendre que si chacun conçoit la connerie comme un bloc compact, universellement invariant, ce qui donc dispense d’en affiner une définition (et en explique le succès langagier et culturel) l’intelligence, elle, est… multiple et diverse.

Car j’avais échappé depuis déjà deux ou trois ans à la vénération qu’on portait, notamment dans les milieux pédago-psycho, à l’intelligence unidimensionnelle, uniformément quantifiée-mesurée par d’infâmes tests de Q.I. (cet âge auquel j’appartenais alors, s’il était sans pitié comme l’affirme Jean de La Fontaine, était un peu moins sot que les ministres éducationnels ne le croyaient).

Néanmoins, j’observais, et je n’étais pas le seul, que très souvent les jeunes hommes et jeunes filles considérés comme beaux selon les standards en vogue, présentaient incontestablement quelque faille, déficit, faiblesse ou néoténie du côté de l’entendement ou de la personnalité.

J’étais directement concerné par le sujet, puisque beau, moi, je ne l’étais pas, mais alors pas du tout, affecté congénitalement d’une double fente labiale et palatine (dans ces années où les médecins n’étaient pas exagérément compassionnels, le terme médical officiel mais imagé était crûment Bec de lièvre…). Et en ce temps là, on ne réparait pas aussi vite et aussi bien que maintenant (regardez le grand pianiste Fazil Say : à côté de moi c’est un Adonis).

Donc, à 15 piges, j’en étais toujours là, puisque deux ans auparavant, d’une façon résolue mais peut-être irréfléchie, j’avais tranché, ou plutôt refusé qu’on me tranche à nouveau : opéré deux fois, à 2 puis 4 ans, pour combler les fissures osseuses et cartilagineuses, restait à procéder à deux interventions sur les tissus mous et le derme pour finaliser l’aspect esthétique ; car à cette époque la chirurgie plastique pédiatrique estimait qu’il fallait attendre l’adolescence pour remanier ces tissus.

Je me revois encore clairement en consultation pré-opératoire devant le chirurgien, lui demandant si ces opérations allaient également améliorer ma phonation : il m’indiqua que non. « Dans ce cas, lui dis-je, cela ne m’intéresse pas, car c’est de parler avec les autres qui m’importe… »

On imagine (moi cela ne me vint pas même à l’esprit, cet âge est sans pitié comme dit JLF…) la tristesse et le désarroi de mes parents qui avaient tant œuvré jusqu’alors pour me faire réparer (ils ne m’en dirent pas un mot). Ils devaient craindre que mon profil atypique soit un sévère obstacle à ma future vie sentimentale et amoureuse.

Craintes non vérifiées. Si ma gueule très éloignée en effet des standards de la beauté écarta évidemment de mon commerce les jeunes filles éprises d’Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, James Dean ou Marlon Brando

j’eus en tout cas la chance et l’honneur d’être remarqué par quelques-unes qui me prodiguèrent avec indulgence leur charme et leur science ; puis de rencontrer l’amour de ma vie qui m’apporta l’équilibre que je n’avais pas et subsidiairement trois enfants qui me comblèrent de joies ; puis lorsque cet énorme chapitre de mon existence se referma, de connaître encore, avec surprise et une reconnaissance non feinte, quelques-autres qui me firent définitivement concevoir qu’il doit donc y avoir beauté… et beauté.

Car ce qui fut vrai dans un sens, le fut aussi dans l’autre : si quelques femmes et non des moindres furent sensibles en moi à autre chose qu’un look d’affiche de salon de coiffure-homme, je fus pour ma part le plus souvent indifférent à des créatures devant lesquelles mes amis et copains se pâmaient et s’échauffaient.

Je mis du temps, quelques décennies ! à déchiffrer intellectuellement ce que j’éprouvais confusément dans l’ordre de la sensation ou de l’inclination sentimentale.

Je le compris enfin un jour, lors d’une discussion avec un remarquable psychiatre (si, si, il en est !). Il m’exposa que dès la prime enfance on se construit, à la faveur des évènements, des circonstances, de l’amour parental dont on bénéficie, mais aussi face aux adversités rencontrées, aux remarques subies, aux moqueries entendues, ou au dédain implicite mais deviné.

Or effectivement, lorsque gamin revenant de l’école je me plaignais à ma mère de quelque raillerie subie, elle me répondait de ne pas faire attention à ces crétins et que si certains devenaient trop agressifs, eh bien de me bagarrer. Et mon père approuvait. Ce que je fis quelquefois, bien que n’étant pas doué pour le pugilat à main nue….

Donc grâce à eux je n’ai pas subi, mais construit ma personnalité.

Alors plus tard évidemment je détectais instinctivement chez d’autres cette « valeur » lorsqu’elles ou ils l’avaient forgée, et c’est à cette beauté acquise que je devins sensible.

Avec l’âge cette intuition s’accentua, jamais prise en défaut : tandis que les femmes au beau profil originel, don de Dame nature sans mérite personnel, m’indifféraient, j’étais captivé voire ému par celles qui montraient les signes d’un travail sur soi-même, exprimant donc une grâce construite.

Encore il y a peu, j’ai « flashé » pour une fière personne dont peut-être un jour je saurai effectivement combien son charme doit à son empire sur elle-même…

Pour nommer ces deux types de beautés d’apparence identique, toutes deux respectables et légitimes, mais d’origine foncièrement différente, je n’ai jusqu’à présent trouvé dans notre langue que deux mots pour distinguer celle qui est innée de celle qui est construite  : la beauté et la grâce.

15 octobre 2019