Yi Sang (1910-1937, de son nom de naissance Kim Hae-gyeong) est souvent considéré comme le Rimbaud coréen pour la fulgurance de sa vie et la flamboyance de son écriture. Sa vie fut brève, vingt-sept ans ! Sa santé fut déplorable. Il rejetait péremptoirement l’absurdité du monde moderne et refusait de trouver une place tranquille dans une vie conventionnelle. Il était révolté par toutes les compromissions possibles et les accommodements menaçants. Arrêté par les envahisseurs japonais, il mourra à Tokyo en 1937.
Écrits de sang sont sans doute le journal intime de sa lutte, une fulgurance de proses incisives qui parsèment ses cinq années d’écriture non paisible dans un pays et une époque qui ne l’étaient pas.
Si vous pensez que cette époque est complètement révolue ; et que les sociétés, mentalités et conventions sociales de l’Orient extrême sont extrêmement éloignées des nôtres, alors lisez simplement ce petit chapitre :
UNE CONTRIBUTION
Je me suis rendu dans un hôpital universitaire pour une maladie pas très respectable — quoique, en y réfléchissant bien, elle ne soit pas si indigne que ça. Après la consultation, j’étais allongé sur un lit pas très beau à voir, pour commencer les soins. Et voilà qu’un groupe de quelques dizaines de jeunes gens habillés en noir a fait irruption dans la pièce et m’a entouré. Sans conteste, il s’agissait d’étudiants en médecine, qui étaient dans la classe de la leçon clinique. Un cahier à la main, chacun d’eux focalisait son regard sur un seul point, la partie affectée. Prenant son temps, le médecin, autrement dit le professeur, a ouvert la bouche ; et en tapotant de façon avisée l’endroit qui exigeait des soins, d’un ton assuré, il a commencé la leçon. C’était pour moi non seulement quelque chose de réellement inattendu, mais aussi une mésaventure vraiment désagréable.
Sur la permission de qui m’utilisent-ils ainsi comme un animal de laboratoire ? Quand on ne serait obligé de montrer aux autres qu’une petite tumeur apparue sur le flanc, ce serait déjà déplaisant ; a fortiori, lorsqu’il faut exposer les parties honteuses à cause d’une affection ; profitant de l’occasion, c’était sûr qu’ils tentaient de trouver un cobaye sans débourser de fonds ; s’il s’agissait d’une loi qui obligeait à subir cette humiliation pour avoir droit aux soins, je ne pouvais l’éviter, mais tout de même, cette mésaventure était bien désagréable.
Le docteur Noguchi était tombé de la fièvre jaune pour avoir voulu faire évoluer la médecine, et un scientifique avait récemment avalé le virus du choléra. Comparé à ces exemples, avoir un moment exposé aux étudiants mes parties honteuses ne méritait pas que je grogne. Il fallait plutôt considérer comme un honneur d’avoir supporté la douleur et la honte du moment pour aider la palpitante recherche, et en être joyeux.
Mais d’un autre côté, cela ne devait pas signifier que tous les humains avaient le devoir de s’offrir ainsi comme cobayes. Exposer une partie affectée n’est un acte agréable pour personne. Et la médecine ne porte pas seule sur son dos la responsabilité de l’évolution de la civilisation : à un niveau ou à un autre, quiconque vit dans cette société participe à l’évidence de sa civilisation. D’ailleurs, aucun corps ne peut être donné comme ça à la recherche médicale, à l’instar d’un vulgaire matériau, sans permission du propriétaire. Ainsi, même devant une personne insignifiante, le médecin, le professeur, le docteur, devraient solliciter un accord de vive voix, par respect pour sa sensibilité ; et seulement après un mot de consentement de sa part, ils devraient l’employer comme matériau pour la leçon.
Bref, il faudrait établir une éthique qui rende possible de contribuer à ce genre de choses avec joie, de façon à répandre une nouvelle sensibilité et de nouvelles mœurs.
J’ai entendu dire qu’un anatomiste a fait don de son corps, par testament, à la classe dont il s’occupait. J’imagine que ses disciples ont dû avoir de la peine à mettre le scalpel sur le corps de leur maître….
Écrits de sang
Yi Sang
novembre 2011 – 256 pages
Scènes coréennes
Editions Imago
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