2015 11 11 : André Glucksmann

GlucksmannAndré Glucksmann est mort le 10 novembre 2015.

La grande majorité des personnalités publiques saluent l’auteur et le philosophe.

Alain Duhamel évoque un « symbole à la fois du philosophe engagé, mais du philosophe idéaliste qui croyait à des valeurs démocratiques et qui s’est battu toute sa vie pour ça ».

Jean d’Ormesson : « J’étais lié avec Glucksmann, j’avais pour lui beaucoup d’affection, beaucoup d’admiration. Il était le défenseur des plus faibles, le défenseur des minorités, un homme d’une grande intelligence et d’une grande rigueur morale ».

Bernard Pivot : « C’est un philosophe engagé qui défend les humbles et les opprimés, et qui ne veut pas se laisser faire, qui demande toujours à l’État de réagir. Par exemple, les boat people, c’est vrai que c’était formidable quand il a réuni Raymond Aron et Jean-Paul Sartre et qu’il les a fait venir à l’Elysée ».

Le Discours de la GuerreCependant, une minorité ne peut se retenir de se moquer, une dernière fois, de l’imprécateur et du penseur politique.

Certes, il n’est pas inexact de signaler que, pour avoir été dûment agrégé de philosophie et assimilé à ses débuts au courant des nouveaux philosophes, il ne fut qu’un philosophe mineur, bien davantage un essayiste et polémiste.

Certes, on se gausse de ses excès de langage ou de jugement : en 1972, il qualifie la France de « dictature fasciste » ; en 1977 il s’associe, dans Le Monde, à un communiqué demandant la libération d’adultes accusés d’actes pédophiles.

Certes, il est facile de flatter le ressentiment anti-élites en rappelant qu’il fut étudiant à Normale Sup, comme on stigmatise tout ancien élève de l’ENA ou de Sciences Po, alors qu’il en est de remarquables.

La Cuisinière et le mangeur d'hommesMais surtout, chacun de ses détracteurs d’ironiser sur son parcours politique, de Mao à Sarkozy, en passant par un label d’« atlantiste modéré » (pour sa proximité avec Raymond Aron sans doute) :

  • En 1981, il soutint la candidature de Marie-France Garaud à l’élection présidentielle (mais il ne fut pas le seul : Bernard Kouchner aussi, qui fut ensuite ministre de François Mitterrand).
  • Il s’engagea aux élections européennes de 1994 sur la liste L’Europe commence à Sarajevo.
  • En 1995 il approuva la reprise des essais nucléaires par Jacques Chirac.
  • En 1999 il applaudit à l’opération Allied Force de l’OTAN au Kosovo.
  • Il soutint la cause indépendantiste tchétchène entre 1998 et 2002.
  • De 2000 à 2008 il se mobilisa constamment pour le Tibet et le 14e dalaï-lama.
  • En 2011, il appela à l’intervention militaire contre le régime de Kadhafi.
  • En 2012, il demanda une intervention française contre le régime de Bachar el-Assad.

Toutes positions jugées par nombre de penseurs géopolitiques ou d’intellectuels engagés comme erronées, hasardeuses ou menant à des impasses.

Les Maîtres penseursEt alors ? Est-ce si simple ? Peut-on juger péremptoirement, avec ce que nous savons aujourd’hui rétroactivement, ces prises de positions à chaud, dans un contexte donné ? Je fus et je reste un admirateur passionné du grand Jean-Paul Sartre, que certains dézinguent aujourd’hui ; lui aussi multiplia les initiatives et déclarations : certaines ont résisté au temps et peuvent être transmises à nos enfants… mais la plupart sont aujourd’hui illisibles voire consternantes. C’est ainsi. Là-dessus, André Glucksmann mérite donc la même indulgence que Jean-Paul Sartre.

Et il nous restera de lui, pour l’honneur de la France, certaines initiatives :

En 1979, il lance avec Jean-Paul Sartre et Raymond Aron Un bateau pour le Vietnam en faveur les boat-people qui fuient ce pays en proie à la guerre à bord de bateaux de fortune. Bateaux de fortune… actualité cruelle, n’est-ce-pas ? Car le bateau pour le proche Orient, quels grands intellectuels le promeuvent, quel Président le soutient ? On pinaille en épiciers mesquins pour ne pas en prendre plus que les pays voisins et surtout ne pas s’attirer plus encore d’invectives de la fasciste tonitruante.

Descartes c'est la FranceEn 1985, de belles âmes, Jean-François Revel, Olivier Todd, Emmanuel Leroy-Ladurie, Pierre Daix, Alain Besançon, Bernard Stasi, Jacques Chaban-Delmas, Bernard-Henri Lévy entre autres, lancent une pétition pour inciter Ronald Reagan à soutenir les Contras au Nicaragua contre le pouvoir légitime. André Glucksmann refuse de signer et rappelle que dans ce pays « les Américains ont soutenu pendant 50 ans une dictature ».

En 1992, soucieux de choisir le moindre mal, il prend parti pour le pouvoir algérien contre les islamistes.

En 2000, il cosigne (avec Vaclav Havel, excusez du peu !) un appel exhortant l’Union européenne et la France à dénoncer la situation des droits de l’Homme en Chine et au Tibet et s’il soutient le Dalaï-lama, on ne peut oublier de quelle manière brutale et impérialiste fut engagée et continue de l’être la sinisation ethnique et culturelle du Tibet.

En 2003 il s’enthousiasme pour les révolutions de velours en Géorgie et en Ukraine.

Le Discours de la haineSi je devais citer sa prise de position qui me heurta le plus, ce fut celle de janvier 2009 dans Le Monde intitulée Gaza, une riposte excessive ? où il défendait la légitimité de l’intervention israélienne dans la bande de Gaza. Il s’interrogeait : « Quelle serait la juste proportion qu’il lui faudrait respecter pour qu’Israël mérite la faveur des opinions ? Conviendrait-il qu’Israël patiente sagement jusqu’à ce que le Hamas, par la grâce de l’Iran et de la Syrie, équilibre sa puissance de feu ? Il n’est pas disproportionné de vouloir survivre. »

Sauf qu’Israël aurait la faveur de l’opinion (en tout cas la mienne) si son gouvernement reprenait la politique de paix d’Yitzhak Rabin ; sauf qu’on sait que c’est un gouvernement israélien qui a favorisé l’émergence du Hamas pour affaiblir Yasser Arafat ; sauf qu’Israël est pleinement légitime à vouloir survivre… mais la Palestine et la Jordanie aussi !

En tout état de cause et surtout, pour critiquer ou dédaigner un penseur, encore faut-il l’avoir lu ! Or combien de ceux qui ironisent aujourd’hui ont lu un seul de ses ouvrages ?

Les deux chemins de la philosophieMoi je me souviens d’en avoir lu quelques-uns depuis son premier livre en 1968, Le Discours de la Guerre, sur la dissuasion nucléaire ; en 1975, La Cuisinière et le mangeur d’hommes, sur le nazisme et le marxisme ; Les Maîtres penseurs en 1977 ; Descartes c’est la France en 1987 ; Le Discours de la haine en 2004 et Les deux chemins de la philosophie en 2009.

Avec ses différentes thèses, je fus d’accord ou pas (le serais-je encore aujourd’hui à l’identique… mais est-ce important ?). Je le trouvai en tout cas plus intelligent et profond et surtout moins cabot que Bernard-Henri Lévy auquel on le compare souvent. Je recommande donc à mes amies et amis de lire ses ouvrages.

11 novembre 2015