Voici un écrivain qui fut longtemps dédaigné en tant que tel, reconnu certes mais confiné dans les catégories « mineures » de l’anticipation (pour 1884), des récits de guerre (pour Hommage à la Catalogne) ou de la polémique (pour La ferme des animaux).
Et lorsque survint un premier engouement pour ce littérateur d’envergure, en 1996 on lança contre lui une cabale diffamatoire (il ne pouvait répondre, mort depuis 46 ans). A la manœuvre, Le Monde et Libération, comme souvent, trop souvent (ah que sont-ils devenus !). Ces fouille-poubelles prétendaient tenir les preuves qu’en pleine Guerre froide, Orwell dénonçait à la police politique britannique des communistes ou sympathisants.
Heureusement il se trouva Simon Leys (que les mêmes Monde et Libération, trente ans plus tôt, traitaient avec circonspection parce qu’il ne vénérait pas la pensée maoïste) pour prendre la défense d’Orwell dans son ouvrage Orwell ou l’horreur de la politique publié précisément… en 1984.
Ce qui m’a plu d’emblée chez Orwell avant que d’avoir vraiment saisi la profondeur de sa pensée, c’est qu’il fut l’un des rares contre-exemple des vedettes littéraires : il s’efforça d’unir la théorie et la pratique, la connaissance immédiate et la réflexion, et à l’ex-maoïste que j’étais cela ne pouvait que plaire : « disséquer un ou plusieurs moineaux » nous enseignait le Grand timonier.
Cette méthode il la respecte dès ses débuts : veut-il en 1927, à 25 ans, écrire un essai sur les démunis ? Il commence par s’immerger plusieurs mois dans les quartiers les plus défavorisés de Londres.
Dix ans plus tard, son éditeur lui commande un ouvrage sur les mineurs ? Il s’installe et vit dans les contrées minières.
En 1937, pour livrer des articles sur la guerre civile qui vient de commencer en Espagne, il part en Catalogne.
Il produit alors des textes remarquables, dignes de Zola ou d’Hemingway, sur la condition des mineurs et la terrible guerre espagnole antifasciste et les luttes intestines du camp républicain.
On a dit que La ferme des animaux était un ouvrage bâclé contre le totalitarisme soviétique, certains même osèrent prétendre qu’il était prématuré et inopportun, pour ne pas rompre la bonne entente entre les Alliés de la guerre contre le nazisme. Relisez, avec le recul, pour saisir l’insanité de ce reproche.
On a très souvent présenté 1984 comme un ouvrage dénonciateur du seul totalitarisme soviétique. Or tout dans ce livre montre à quel point Orwell avait percé à jour les mécanismes du totalitarisme en général, qu’il emprunte la forme brutale, policière, répressive, criminelle des régimes prétendument socialistes, ou qu’il revête les habits de bon ton du totalitarisme de marché, libéral, permissif, médiatique, administratif, une main de fer dégoulinante de méfaits et de merde dans le gant de velours de la démocratie occidentale.
Là encore, relisez 1984, pour saisir combien est castratrice sa lecture comme réquisitoire contre un seul côté du rideau de fer… l’autre évidemment.
Et j’en reviens au Monde et Libération, car avec le recul je comprends mieux leur détestation d’Orwell : il était socialiste. Pas un socialiste adaptable, prêt à minimiser les crimes du soviétisme pour s’accommoder de lui, prêt à s’accommoder du capitalisme au moindre signe d’indulgence ou de bienveillance feinte de l’un ou l’autre de ses grands patrons. Non, Orwell était socialiste au sens originel du terme, pour la défense des travailleurs, du prolétariat, et l’édification d’une société qui leur soit réellement dédiée.
Pour plus ample compréhension du sens profond des positions politiques d’Orwell je vous renvoie aux excellents ouvrages de Jean-Claude Michéa [1], faciles à lire de surcroît.
Question subsidiaire : quand La Pléiade se décidera-t-elle à publier cet écrivain capital du XXe siècle, alors qu’elle se commet à ouvrir ses rayons à des littérateurs très secondaires pour ne pas dire infects (tiens : Paul Morand par exemple) ?
22 janvier 2015
[1] Orwell, anarchiste tory, Climats, 1995
Orwell éducateur, Climats, 2003